Jusqu’à présent elle a raté tous ses essais mais elle veut réussir un unique chef-d’œuvre, son autoportrait. Ça fait cinq ans qu’elle s’attelle à cette tâche si essentielle pour elle. Elle a recommencé et renoncé plus de dix fois, jetant l’œuvre inachevée aux encombrants. Que d’échecs ! Mais courageuse comme elle est, elle ne renoncera pas.
Elle veut trop bien faire, sans doute. Hésitations et timidité devant le rectangle blanc, peur de concevoir imparfaitement son être et de mal s’admirer. Son narcissisme pictural est devenu perfectionniste. Elle veut se voir en une représentation artistique bien plus belle qu’elle ne l’a jamais été sur son miroir après des heures de soins et de maquillage. Le corps d’Astarté aux courbes élégantes avec un visage angélique de superstar d’aujourd’hui !
Quand elle peint, brusquement ses prunelles s’enflamment, ses cheveux sont ébouriffés ! Elle pousse des jurons si elle découvre un trait inapproprié sur son œuvre. On la sent minutieuse quand les gestes de sa dextre deviennent lents et son regard, fixe ; plus sûre d’elle quand ils deviennent rapides, comme désordonnés, et que son regard s’allume d’un sourire malicieux. C’est un poème de la voir brosser son portrait ! Avec une extrême dextérité, elle manie son pinceau comme une baguette de chef d’orchestre ou comme l’épée d’un escrimeur. Elle bouillonne, on dirait qu’elle va exploser ! Des couleurs rares déposées avec précision en un point du rectangle blanc remplacent avantageusement le gloss à lèvres, le mascara et le fond de teint dont elle use devant la glace. Elle dispose d’une gamme très étendue sur sa palette.
Elle se sent exténuée. La toile ne lui offre pas encore l’image exacte de la personne qu’elle voudrait être. Est-ce parce qu’elle débute seulement dans le métier de peintre que cette effigie demeure approximative et peu convaincante ? Ses doutes au sujet de son talent et de ses capacités l’envahissent. Qu’importe, elle doit continuer !
Quel décor va-t-elle planter autour d’elle ? Sera-t-elle encerclée par ses propres démons qui la font délirer ? Ou va-t-elle s’entourer d’une nature luxuriante aux teintes éblouissantes ? A moins qu’elle se représente assise sur le bord élevé d’une fontaine au centre d’une place vide, comme une statue de marbre sur son piédestal ?
Autrefois elle se sentait déjà bien plus séduisante que d’ordinaire sur la mirante devant laquelle elle se fardait et se pomponnait, en essayant ensuite ses plus beaux atours. Mais sur le tableau elle devient vraiment semblable à Vénus, d’une beauté surnaturelle. C’est un miroir de son miroir sur lequel elle peut améliorer sans cesse le reflet imaginaire de sa personne. Elle ne s’y voit pas comme elle est dans la réalité mais plutôt comme elle aimerait être ou comme elle s’est entraperçue dans un rêve en compagnie de son élégant prince charmant.
Maintenant qu’elle sent cette icône tout-à-fait ressemblante à elle-même, elle la pare d’une magnifique robe de soie aux couleurs de l’arc-en-ciel. Elle l’entoure ensuite de ses animaux les plus familiers : dragon, loup, aigle, tigre, licorne, sirène… Le tout dans une campagne verdoyante et abondamment fleurie.
Mais quand elle a fini d’encadrer l’œuvre enfin terminée, l’avatar merveilleux de sa propre personne sort brusquement du tableau et se met à vivre en gambadant joyeusement autour d’elle ! Elle n’en revient pas : elle a donné vie à son rêve en créant une autre elle-même. Mais cet être fantastique ne lui tient compagnie qu’en s’amusant d’elle et en ne faisant que des bêtises comme une petite gamine indisciplinée et turbulente ! Elle a pourtant visiblement le même âge qu’elle ! Mais elle n’est pas dotée de la parole, elle ne sait que rire et crier !
(Le 5/2/2019)
Raymond Delattre
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