Vol de nuit. 1er épisode
Après plusieurs heures de vol, le Boeing 777 en provenance de Paris s’apprête à se poser sur le tarmac de l’Aéroport International JFK. La voix suave du pilote qui annonce l’atterrissage imminent de l’appareil résonne dans la carlingue tirant de leur torpeur les passagers engourdis par la longueur du voyage. Certains se redressent sur leur siège puis commencent à s’étirer, d’autres comme Lucille sont déjà réveillés. Après avoir lancé un regard amusé à Jordan qui somnole encore sur son fauteuil, elle regarde l’aile de l’appareil se fondre doucement dans les nuages pour amorcer sa descente en direction de la mégapole scintillante qu’elle aperçoit derrière le hublot.
Il lui a fallut siroter plus d’un verre de champagne durant la traversée pour se préparer à affronter le public new-yorkais. Lucille vient de publier son dernier roman chez Gallimard et sa promo passe comme d’habitude, invariablement par la grosse pomme. L’Ecume du temps, c’est le titre de son livre, qui lui a été soufflé par Flora Kremsky son adorable et étonnante éditrice, y fait déjà un malheur. Sa notoriété de romancière ayant depuis longtemps dépassé l’hexagone la plupart de ces romans sont désormais traduits dans plusieurs langues. Cet ouvrage, largement inspiré de sa propre histoire remporte déjà un franc succès non seulement en France, mais au delà des mers et notamment aux US où la French touch a actuellement le vent en poupe.
Si certains membres de sa famille et quelques amis ont été scandalisés par certains chapitres truffés d’allusions sur sa vie intime, elle s’en moque car dès sa sortie en France, les ventes ont précisément décollées en partie pour ces passages truculents. Si certains sont froissés par son impudeur, ce n’est pas un problème, elle assume totalement. Aujourd’hui à l’approche de la soixantaine, elle a atteint cette partie de la vie où elle n’a plus le temps de s’émouvoir pour des choses sans importance.
Elle n’a plus rien à prouver non plus, elle a seulement envie de vivre la dernière partie de son existence le mieux du monde, avec en ligne de mire le plaisir comme principal objectif.
Pour écrire ce livre – devenu en quelques mois à peine un best-seller – elle est partie s’isoler au bord de la Méditerranée, dans le confortable appartement d’un ami qui a eu la gentillesse de le mettre gracieusement à sa disposition. C’est donc devant des paysages sublimes et au cours de longues flâneries solitaires, non loin des dunes écrasées de soleil qu’elle a renoué avec ses souvenirs. Avec pour unique compagnie le cri des oiseaux de mer pour l’aider à fouiller dans son passé, un décor de rêve pour faire ressurgir les plus beaux moments de sa vie et dénicher les mots justes pour les faire revivre. Retrouver ces moments disparus, ces émotions envolées depuis longtemps pour les retenir une dernière fois avant de disparaitre. L’expérience s’avéra non seulement follement passionnante, mais d’une certaine manière elle prouvait que tous ces évènements, qui s’apparentaient pour la plupart à des fantasmes, avaient réellement existé. Cet exercice représentait aussi une chance de répondre à ce besoin impérieux, que l’on a tous un peu avant de quitter ce monde, laisser une trace de son passage.
Il y a bien longtemps déjà que Lucille avait découvert le plaisir d’écrire et cette passion lui permettait aujourd’hui de faire rêver ses lecteurs et de la faire vivre confortablement. La fiction qui n’imposait aucune limite et permettait donc toutes les folies à son imagination débordante, était restée jusqu’à ce jour son domaine de prédilection. Pourtant comme un défi, alors qu’elle allait affronter la dernière partie de sa vie, elle avait eu une soudaine envie de revenir aux sources de son passé. Ce projet avait-il quelque chose à voir avec le départ de Paul, son ex-mari ? Ce n’était en rien un désir de vengeance. Pourtant afin de préparer ce roman autobiographique elle reconnaissait que les recherches qu’elle avait effectuées sur elle-même et sur sa famille l’avaient aider à survivre à la dévastation de son départ. Ce travail acharné avait été un excellent moyen d’affronter la tempête. Avec le recul elle constatait que finalement pour se libérer de cette période, elle avait besoin de l’exposer pour prendre de la distance, pour s’en déposséder. Ce stratagème s’avéra fort salutaire pour l’aider à tourner la page. Mettre noir sur blanc un terme définitif à ses amours perdus était la solution pour reprendre la main sur sa vie. Une manière de laisser le champ libre à une nouvelle ère, à un nouveau départ.
Il y a bien longtemps un jour prémonitoire elle lui avait dit en plaisantant : « Un jour tu me quitteras pour une autre femme, elle sera plus jeune et tu l’épouseras ! ». Ce jour là était arrivé. Il avait choisi de partir pour suivre un autre chemin.
Ce n’était pas la fin du monde !
Elle en avait souffert bien sûr, mais cela faisait partie de son destin, ce qui lui arrivait n’était en fin de compte que très banal. Ce n’était rien d’autre que l’inéluctable évolution de son couple dont le désir et les sentiments s’étaient peu à peu estompés. Non seulement elle ne ressentait aucune haine à l’égard de Paul, mais elle lui conservait toujours une indéfectible tendresse, pour ne pas dire son amour. C’était l’homme de sa vie. Elle l’avait follement aimé et il resterait pour toujours, le père de ses enfants. Tout au long de leur relation, ils n’avaient pourtant jamais perdu de vue leur liberté. Personne n’appartient à personne et chacun doit pouvoir rester libre de mener sa vie sans entrave. Lorsque l’amour s’en va, rien ne sert de prolonger une relation devenue sans intérêt uniquement par convenance ou par pitié.
Nous avons qu’une seule vie, notre principale mission est de la réussir.
Rien de ce qui lui était arrivé n’était exceptionnel. Pourtant même si la situation est d’une grande banalité, il est toujours difficile d’échapper à la corolle d’émotions dévastatrices qui ne manquent pas de se présenter. C’est pourquoi elle avait eu besoin de méditer sur son devenir en commençant par partir à la recherche de son passé pour n’en retenir que les meilleurs moments. Revivre les émotions du bonheur resté intact dans son souvenir pour y puiser l’énergie et la force de résister aux dérives de l’amertume et de la jalousie. Elle avait ainsi trouver les moyens de surmonter à cette épreuve et poursuivre son chemin, avec la seule ardeur de tout mettre en oeuvre pour qu’il soit encore plus excitant et plus flamboyant que le précédent.
Sans l’oublier, ni le renier elle avait donc pris de la distance par rapport à ce passé, rompu avec ses habitudes et ses réseaux. Elle s’était aussi un peu éloignée de sa famille et de ses amis dont elle craignait la sollicitude, avant de larguer les amarres.
Sur le rivage prometteur qui l’attendait elle se sentait désormais prête pour de nouvelles aventures, et parmi ces nouveaux challenges l’écriture de son dernier roman en faisait partie. Sa publication et son succès lui avait apporté la libération qu’elle attendait, comme une renaissance !
A l’aéroport elle est attendue avec Jordan comme prévu par son attachée de presse qui doit les conduire à son hôtel. Pour passer incognito elle a masqué son visage sous d’épaisses lunettes noires, et il a été demandé expressément à l’agence que son arrivée soit passée sous silence pour éviter tout déferlement inopiné des tabloïds. La romancière craint particulièrement les mouvements incontrôlés de la foule et déteste être mitraillée par une armada de photographes. Dans la forêt de pancartes nominatives qui s’agitent à l’arrivée des voyageurs elle repère immédiatement le visage avenant d’une jeune femme brune qui arbore un sourire éclatant dans sa direction. Pour un oeil averti il est difficile en effet de ne pas reconnaître parmi le flot de touristes la silhouette et le visage de Lucille Laverdière. Depuis un mois environ sa photo fait la une de toute la presse littéraire américaine surmontée d’élogieux slogans tel que : « Portrait d’une romancière qui crée l’évènement». L’auteure tricolore s’exporte particulièrement bien ces derniers temps, c’est pourquoi chaque nouvelle sortie d’un de ses romans, qui symbolisent si bien l’esprit français, déclenche immédiatement un buzz sans précédent.
Dans la spacieuse limousine qui les emmène dans le sud de Manhattan, Lynn – l’assistante zélée qui va accompagner Lucille durant son séjour à New York – lui fait un rapide résumé de ce qui l’attend dès le lendemain. Durant les prochains jours elle assurera son rôle de coach pour l’aider à préparer ses interventions et endossera également celui d’interprète. C’est dans le cadre d’une tournée Nord-américaine organisée par les services culturels de l’ Ambassade de France et de ses éditeurs français et américains (Gallimard et Candleword) que Lucille va pouvoir faire la promotion de l’Ecume du temps qui vient d’être traduit dans plusieurs pays dont les États-Unis.
Lors de ses déplacements, elle apprécie toujours l’aide d’une assistante, indispensable pour la renseigner sur les us et coutumes en vigueur dans le pays et plus particulièrement pour l’éclairer sur l’identité et le caractère des célébrités qu’elle sera appelée à croiser en grand nombre durant son séjour. Elle sait que le programme qui l’attend n’a rien à envier à celui d’une star ou d’un ministre. Non seulement elle devra respecter un timing rigoureux mais être partout et toujours au meilleur de sa forme, moralement et physiquement cela va sans dire et toujours le plus spirituelle possible face à ces interlocuteurs. Que se soit sur les plateaux TV pour assurer le spectacle aux cours de ces interviews où il faut faire preuve d’un humour à toute épreuve pour briller en permanence, lors de la tournée des cocktails qu’il conviendra d’honorer sans faillir perchée sur des stilettos tout en participant avec bonne grâce aux interminables conversations mondaines, parmi lesquelles il est toujours apprécié de placer quelques bons mots avec désinvolture. C’est bien connu les écrivains se doivent d’être spirituels et cultivés.
Se soumettre aux séances de dédicace ne lui pose aucun problème, même s’il faut sans cesse faire preuve d’imagination et d’originalité elle aime aller à la rencontre de ses lecteurs, sans faire pour autant l’économie d’un sourire ou d’un compliment s’il convient de flatter pourquoi pas, quelques admirateurs plus exigeants.
Blottie contre l’épaule de Jordan Lucille passe rapidement en revue les différente étapes de ce séjour et se dit qu’il va bien falloir aussi qu’elle soit à la hauteur de l’image glamour et réductrice que se font la plupart des américains sur la femme française. Vue de loin la parisienne leur semble sexy parce qu’elle affiche une certaine confiance, sophistiquée parce qu’elle se veut élégante et bien sûr irrésistible, sans doute parce que, plus qu’aucune autre femme, elle reste attachée à sa liberté.
Elle sait qu’elle n’échappera pas à toute cette comédie, mais elle sait aussi que c’est la rançon de la gloire !
à suivre ….