(Cette chronique doit beaucoup aux cours de Roger Quilliot qui fut, parmi mes professeurs, celui que j’ai le plus admiré.)
À l’heure des pandémies font des millions de victimes, où la violence, le mensonge et la corruption règnent en maîtres dans le monde, au moment où chacun est persuadé d’avoir raison, où les idéologies, les religions, sûres d’elles-mêmes et de leur vérité ne voient le salut du monde que dans leur propre domination, La Peste reste un livre essentiel qui demande d’être lu et relu de même que L’Homme révolté. Car cet essai, qui valut tant de haines à Camus, ne cesse de montrer qu’il fut un témoin lucide et déchiré de son temps.
1.- La Peste, ainsi que toutes les grandes œuvres, se lit à plusieurs niveaux.
Premier niveau : chronique médicale d’une maladie, d’une épidémie mortelle.
Deuxième niveau : Oran fait éclater ses limites : c’est la France, c’est l’Europe tout entière sous la botte nazie. La peste, c’est le nazisme, mais c’est aussi la terreur. Bien que le roman soit daté approximativement (« 194. »), toutes les formes concentrationnaires, tous les régimes où la raison d’État prévaut sur l’individu sont en cause. Face aux abstractions de l’État totalitaire, qu’il soit espagnol, allemand, soviétique ou autre, Camus prend le parti de l’individu.
Troisième niveau : la peste est une vieille connaissance. Dans un monde où certains s’enrichissent pendant que des enfants meurent, elle est le mal, la souffrance, la fatalité, la mort brutale, arbitraire.
Quatrième niveau : le mythe a une signification plus étendue encore, car personne n’a les mains nettes. Chacun porte la peste en soi, c’est le fait de la condition humaine. Ce qui est naturel, c’est le microbe, le reste dépend, plus ou moins, de la volonté. La peste, « c’est la vie et voilà tout. » La vie avec son inévitable dégradation, son émiettement (mot cher à Zola). L’ordinaire et l’écume des jours. « Il y a, dans tout homme, écrit Roger Quilliot, dans son remarquable essai sur Camus intitulé La Mer et les Prisons (1970), un mélange de concret et d’abstrait, de création et de destruction, d’être et de néant : la vie comporte le même mélange d’humain et d’inhumain. »
2.- La Peste est un livre dans lequel l’auteur se reflète au moins en quatre miroirs.
Chaque personnage, pourtant, a sa logique et représente une tentation de l’homme moyen. Désir de sécurité, d’enrichissement, de spéculation chez Cottard, de respectabilité chez le juge Othon ; honnêteté et obstination chez Grand, pureté chez Tarrou, foi en un « sur-monde[1] » chez le Père Paneloux. Mais, en Rieux, en Joseph Grand, en Rambert, c’est Camus lui-même qui se rassemble.
Grand, sorte de Sisyphe de l’écritoire, retrace, avec une pointe d’humour, le combat de Camus pour la meilleure expression possible. Tarrou, lui, refuse tout ce qui déshumanise, tout ce qui justifie qu’on tue ; solitaire et pessimiste, il a choisi la sainteté sans Dieu. Rambert a le goût du bonheur immédiat. Pour lui, toute cette histoire est absurde, mais il combattra la peste sans raison et sans joie, mû par une solidarité qui s’explique par la phrase de La Bruyère : « Il y a une espèce de honte d’être heureux à la vue de certaines misères. » Partagé entre l’amour et l’histoire, entre la lutte et l’appel du bonheur, n’acceptant l’une qu’avec l’espoir de retrouver l’autre afin de les équilibrer, « Rambert, selon Roger Quilliot (loc.cit.), est, peut-être, avec Grand le personnage préféré de Camus. » « « Je ne dis pas son porte-parole», ajoute-t-il.
Le docteur Rieux, le narrateur, est sans aucun doute le personnage le plus important. « Le plus proche de moi », aimait à dire Camus dont il a l’humble origine, la patiente humilité devant le métier quotidien, le goût du combat, la clairvoyance. Pourtant, il garde « quelque chose d’indéfinissable. À la fin du livre, il nous semble ne l’avoir jamais vu que de dos ou à contre-jour comme le reporter de Citizen Kane. » Silhouette massive (…), penchée « sur les matins et les soirs d’Oran » (ibid.).
(Il faut dire aussi ce que, trop souvent, on oublie. La Peste est un roman d’amour, un roman de la séparation, de l’exil dans lequel la femme – celle de Rambert, celle de Rieux – se dresse, en arrière-plan, telle une raison charnelle de vivre ou de mourir.)
3.- « Ce qui m’intéresse, c’est d’être un homme » : un idéal modeste et concret.
Camus, dans La Peste, nous propose une morale moyenne de mesure et d’équilibre. C’est le relatif qui gagne ou, plutôt, qui ne perd pas. Il y a des périodes où le microbe l’emporte puis d’autres où il cède. Mais il n’est pas exclu qu’il triomphe un jour.
Pour Camus, humaniste sans illusion, la lucidité consiste à voir les hommes tels qu’ils sont ; d’une génération à l’autre, d’une année à l’autre, le mal, l’ignorance sont toujours à combattre. « Sensibles au niveau des siècles, précise Roger Quilliot, les progrès demeurent insensibles au niveau des individus. » Peu importe, « la peste, dit Rambert, ça consiste à toujours recommencer. » Ces constatations fournissent le principe d’une morale au quotidien, enclose dans le travail de chaque jour. Sachant, malgré tout, que le rocher peut s’arrêter définitivement de rouler, Camus fait preuve de compréhension. Sans être un naïf, il s’efforce de juger le moins possible, car chacun juge autrui pour se purifier lui-même.
Proche de la maxime célèbre de Guillaume le Taciturne (« Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer »), la morale de Camus sous-entend la bonne volonté, la patience ; la même patience qui pousse l’instituteur à enseigner sans cesse ce que l’élève oubliera en grande partie. S’il pense « qu’il a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser », son optimisme est tempéré. La peste ne meurt jamais, mais son passage révèle les hommes, les contraint à s’unir, à définir les limites au-delà desquelles la vie perd son sens. Elle enseigne la fraternité, et le bonheur reprend ses droits. Provisoirement.
Ce roman apparaît donc comme un appel à la tolérance, à la modestie. Le vice le plus désespérant étant celui de l’ignorance qui, croyant tout savoir, s’autorise à juger et même à tuer.
4.- La Peste est une œuvre classique.
À la lueur de ces notions, on comprend pourquoi l’art de Camus tend à l’effacement, à la retenue[2]. La phrase, souvent neutre, coupée de formules restrictives (« peut-être », « du moins », « sous cet angle », etc.), témoigne du désir de l’écrivain de rester dans le relatif, de ne pas être péremptoire. Il refuse le miroitement épique ou le lyrisme qu’appelait le sujet. Même si parfois l’écriture s’amplifie (le premier prêche du père Paneloux – lequel se révèlera meilleur que ce prêche et se justifiera en disant il « faut tout croire ou tout nier » – les feux de la peste, le bain dans la baie d’Oran), le style, détaché en apparence, les mots, sans commune mesure avec l’horreur de la situation, semblent ignorer le fléau, mais c’est pour mieux le faire surgir. L’ironie froide du romancier est un procédé de combat. C’est le style du Voltaire de Candide, du Gheorghiu de La vingt-cinquième heure.
Tout, dans La Peste (l’usage de la répétition, le personnage du vieillard qui crache sur les chats, de l’asthmatique, montre que la peste s’en va et revient, que son reflux même n’est qu’un point dans un immense ensemble d’histoires.
« Surtout, note encore Roger Quilliot, il a orchestré son thème en cinq parties : la première, qui est de découverte, se conclut sur la déclaration de l’état de peste ; la seconde traite des réactions de chacun devant le fléau : tentatives d’adaptation, puis résistance ; la troisième analyse l’état de peste ; la quatrième le combat dans sa relativité, jusqu’à la victoire de Grand sur la mort. Enfin, la cinquième évoque le reflux du mal. » Exposition, actions et réactions, crise, résolution, dénouement. C’est le mouvement d’une tragédie classique.
Conclusion
Dans la mesure où il est plus facile de tuer des microbes que des hommes, des critiques (Francis Jeanson parlait de « morale de Croix-Rouge) ont reproché à Camus d’avoir choisi la facilité. Camus n’eut aucune peine à leur répondre : « Ce que ces combattants, dont j’ai traduit un peu de l’expérience, ont fait, ils l’ont fait justement contre des hommes et à un prix que vous connaissez. Ils le referont, sans doute, devant toute terreur et quel que soit son visage, car la terreur en a plusieurs, ce qui justifie encore que je n’en aie précisément nommé aucun, pour pouvoir mieux les frapper tous » (lettre à Roland Barthes – auquel il avait précisé : “s’il y a évolution de L’Étranger à La Peste, elle s’est faite dans le sens de la solidarité et de la participation” – datée du 11 janvier 1955 et citée dans l’édition de La Pléiade).
Camus n’a jamais nié que, dans certains cas exceptionnels, la violence puisse être une arme, mais il s’est toujours refusé à ce qu’elle soit une politique. Simple nuance, mais capitale pour des millions d’êtres humains. Disons, pour terminer, que La Peste c’est la guerre vue par un Curiace, non par un Horace. Sous l’objectivité du ton, perce la nostalgie de la paix et le désir d’un combat, mesuré, pour la justice.
André Nolat
[1] .- Terme utilisé par Nietzsche (ainsi que « arrière-monde ») pour désigner un au-delà divin et autres formes d’idéalisme.
[2] .- « L’art classique, dit André Gide, est l’art de la litote. »