Pia au temps du blues – Naëlle Markham

Promenant un œil distrait sur les corbeilles regorgeant de marchandises labellisées Covid 19, Pia soupire une nouvelle fois. Elle n’a plus envie de rien, de rien faire, de rien projeter. Dans sa vie actuelle, seul le travail a gardé une place… et ses soirées solitaires. Tout le reste a disparu. Les enfants, les petits-enfants, à distance et au compte-gouttes, avec en arrière-plan cette impression de vivre un mauvais film de science-fiction. Au ralenti.

Sa main effleure machinalement les articles « autorisés » mais ses yeux ne les voient pas. Sauf… Arrêt sur image : un emballage la fait réagir.

Elle a à peine plus de vingt ans et attend son premier enfant. Elle qui n’a jamais été douée pour les travaux manuels a craqué pour le crochet, en particulier pour le crochet dit « tunisien » long comme une aiguille à tricoter. Le tricot, elle n’a jamais compris la bonne technique : un rang trop lâche, un rang trop serré, jamais comme il faut. Mais elle veut essayer ce crochet particulier, qui donne à l’ouvrage une texture dense, solide. Pour cet enfant qui l’effleure de ses ailes de papillon à l’intérieur de son corps, elle va réaliser une couverture en blanc et bleu. Non, elle ne sait pas si ce sera un garçon. Elle aime juste ces couleurs, celles du ciel et des nuages.

Pia prend l’emballage dans ses mains : trois crochets ordinaires de tailles différentes. Saura-t-elle encore ? Avant de trop y réfléchir, elle le dépose dans son caddy. De retour chez elle, elle laisse la confection toujours scellée bien en vue dans sa cuisine. Souvent, trop souvent dans sa vie, elle a été velléitaire : dans ses armoires, des ébauches de tableaux, de dessins, de bricolages. Sa meilleure excuse pour chaque fois abandonner : elle n’est pas capable, c’est mal fait, pas beau, aucun espoir d’arriver à un bon résultat.

La couverture, elle l’a terminée. Les coins ne sont pas tout à fait à l’équerre, les couleurs pas toujours au bon endroit, quelques points se chevauchent, d’autres manquent à l’appel, mais elle l’a terminée. A la fin de l’automne, son bébé est arrivé. La couverture lui a tenu chaud tout un hiver et un printemps. Elle n’en a plus jamais refait une.

Elle se souvient de la fierté éprouvée en fermant le dernier point, la dernière boucle. Depuis quand n’a-t-elle pas ressenti ce sentiment ?

Aujourd’hui, Pia se rend dans un grand magasin de bricolage ; pour des professionnels, il y a de quoi construire une maison tout entière, des fondations à la cheminée sur le toit. Son ambition est plus modeste : elle veut juste rempoter son aloe vera qui dépérit dans un pot devenu trop petit. Elle trouve une jardinière en terre cuite recouverte d’une peinture émaillée d’un bleu profond. En temps normal, elle préfère le vert : émeraude, turquoise, prairie, pomme, menthe… Mais ce bleu-là, si intense, lui rappelle celui d’une voiture de son passé. Le constructeur français en a même fait sa marque de fabrique.

Au milieu de la nuit, la voiture se lève sur ses suspensions, comme un animal se dégourdit les pattes avant de s’élancer. Le voyage va être long, mais les sièges sont confortables. Elle tourne la tête vers la banquette arrière. Ses enfants dorment, paisibles. A leur réveil, ils verront la mer, le grand navire qui va tous les emporter vers d’autres horizons. Pour elle, comme pour beaucoup de femmes émigrées, les véritables vacances se résumeront au seul temps du voyage. Une mini-croisière à l’aller, une au retour. Entre les deux, l’enfer des vacances au pays. Il y aura la famille élargie, les visites, les corvées, les faux-semblants, l’hypocrisie. Et quelques bulles de liberté, des escapades avec la voiture bleue loin du carcan de son séjour.

Pia flâne dans les rayons ; les nettoyages de printemps sont à l’honneur. Elle les ignore. Pourquoi pas de nouveaux stylos ? Elle repère leur emplacement et découvre, juste à côté, des pelotes de laine et de coton. Déclinées dans des couleurs multiples et variées. Une seule attire son regard. Bien sûr, la bleue. Ce bleu qui la poursuit depuis quelques jours, qui la renvoie dans son passé parce qu’elle n’arrive plus à penser au futur. Elle hésite. Prendre ou laisser ? Elle a déjà les crochets… et du temps.

Quelque chose de vieux, de neuf, d’emprunté et de bleu. Elle ne se souvient pas si elle a respecté la tradition. Sûrement pas. L’arrogance de sa jeunesse, ses certitudes infantiles sur le mariage ont envoyé aux oubliettes ce folklore d’un autre âge. Mais le bleu, oui. Après, elle en a eu à satiété, au cœur, au corps et à l’âme.

Pia monte les premiers rangs sur son crochet ordinaire. Elle ne sait pas encore ce qu’elle va faire, mais elle sait comment. Elle a décrété que son ouvrage serait réalisé avec la technique du crochet tunisien. Limité par la longueur de l’aiguille, il sera donc étroit. Quelle importance, elle fera deux pièces au lieu d’une. Les automatismes reviennent : comme le vélo, une fois qu’on sait faire, cela ne s’oublie pas. Les rangs se succèdent, une ébauche de modèle apparaît. Ce sera une pochette pour ses nouveaux stylos.

Elle trie de vieux papiers, des photos, des cartes de vœux. Toute une vie résumée dans ce cabas de papier. Elle saisit une page jaunie, arrachée à un cahier d’écriture, la déplie avec précaution. Des mots bleus écrits d’une main tremblante par celle qui vient de partir. La violence de la souffrance qui y est contenue la percute. L’absente a hurlé dans ces lignes sa détresse, sa solitude, ses regrets. Comme elle. Avant elle. Elle replie la feuille, la cache au milieu des photos. Elle n’aura pas les réponses, elle ne pourra plus jamais les avoir. Seulement des questions.

Pia repose son ouvrage sur le bureau. Il commence à prendre forme mais ses mains sont douloureuses. Pour un moment, elle doit passer à autre chose. Elle regarde l’écran. Un fond bleu, lui aussi. Décidément…

Écrire ? Pourquoi pas ? Elle qui n’aime pas le tricot adore tricoter des histoires, leurs formes, leurs saveurs, leurs couleurs. Elle a un ordinateur… et du temps. Ses doigts entament leur danse sur le clavier. Tout ce bleu, ces idées bleues, pourquoi elles, pourquoi maintenant ? Ses doigts se figent.

Bleu… blue… blues… Oui, à n’en pas douter. Elle n’a pas attrapé le Covid, elle en est certaine. Mais bien le Covid blues. Temps de guérison indéterminé à ce jour… Immunité : improbable.

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