Offenses et châtiments – Abdelkader Ferhi

La canicule de l’été suivant avait avalé l’automne et presque toute la saison de l’hiver. Cinq mois de chaleur quasi infernale ! La terre commençait à se craqueler et les bêtes domestiques se déplaçaient haletants et la langue pendante devant leur propriétaire impuissant. Les pâturages, jadis exubérantes retenus par la mémoire alimentaient les discussions entre éleveurs et jardiniers. L’eau de l’unique puits du Douar s’épuisait de jour en jour avec l’intensité de la chaleur et la soif de la terre. La panique gagnait tous les habitants.

 

Ce sinistre présage, annonçait-il un cataclysme ? Les habitants du Hameau ne justifiaient ce phénomène naturel durable par autre chose qu’un châtiment divin. Si cette hypothèse s’avérait fondée comment mettraient-ils fin à la colère du Tout-Puissant afin d’assurer la survie de la communauté ? Quelle solution envisager à ce problème de survie collective ? L’absolution des péchés et les invocations des personnes âgées étaient-elles suffisantes pour remplir l’unique puits approvisionnant les habitants et abreuvant les bêtes ?

 

Cheikh Amar, se comportant comme sourcier et spéléologue, avait proposé le creusage d’un second puits pour répondre au besoin en eau sans cesse croissant du Douar, surtout en été. Mais cette suggestion demandant du matériel et du temps ne fut pas retenue par les habitants. La vie des bêtes et des habitants ne pouvait résister plus de trois semaines. Soudain, Cheikh Amar vit un enfant affolé, l’air grave, courir dans sa direction.

-Venez vite ! Notre chèvre laitière est très malade ! Est-il possible de la sauver ?

 

-Que lui est-il arrivé ? Où est-elle ?

 

-C’est certainement à cause de la soif ! Elle est avec son chevreau sous le palmier !

 

Le caporal se précipita chez lui suivi de l’enfant, puis ressortit une casserole remplie d’eau à la main. Il ouvrit la bouche de la chèvre agonisante et y versa quelques gorgées d’eau. Mais en vain. La pauvre bête qui, luttait silencieuse contre la mort, ne répondit par aucun signe de vie. Cheikh Amar constata qu’elle ne pouvait être sauvée. Le chevreau, ignorant le drame, continuait à téter les mamelles flasques de sa mère.

 

D’autres caprins et animaux domestiques risqueraient de mourir de soif ou d’une maladie contagieuse. La chèvre laitière contribuant à la survie de la famille en donnant du lait matin et soir venait de quitter ce monde. Son propriétaire mit à l’écart le chevreau pour enterrer la chèvre. Loin de l’agglomération une fosse profonde lui avait été creusée. Le petit serait élevé au sein de la famille comme un orphelin de mère. A la cruauté et l’injustice humaines, Dieu affligé punit de manière aveugle l’espèce humaine et animale.

-A toutes les offenses, Dieu en colère, a enfin riposté ! Il a commencé par les bêtes. Demain, ce sera peut-être notre tour ! Déclara Cheikh Amar.

-Nous méritons bien cette punition. Mais pourquoi faut-il payer à la place des ingrats et des impies ? Déplora un habitant affolé.

-Le châtiment a toujours été collectif. Un séisme de grande amplitude n’épargne personne. Cette canicule n’est   qu’un avertissement du Seigneur, déclara Mestoura, tenant la tête de ses    mains osseuses.

-Quand allons-nous cesser de nous entretuer ? Le sang coule juste pour une bête domestique et une goutte d’eau ! Une once de terre et un pan de ciel mobilisent une armée entière ! Quelle folie ! S’exclama Cheikh Amar.

-L’homme confond entre le mal et le bien ! Mais qu’est-ce que le bien ? Doit-on répandre sur terre le bien au moyen des sabres et des canons ? Est-ce un bien d’affamer des populations ? Est-ce un bien de les chasser de leur pays ? Est-ce un bien de les rendre apatrides ? Ce qui est un « bien » pour moi, peut être un « mal » pour un autre, intervint longuement Arezki, gardien de nuit.

Se référant à la barbarie des batailles Cheikh Amar constata :

-L’homme est féroce ! Que de vies humaines sont tombées dans les guerres insensées, en Europe, en Indochine et en Algérie !

Arezki, la tête enturbannée, roulait une cigarette de ses doigts tremblants. Il était pressé de la placer entre les lèvres gercées révélant des dents jaunies de nicotine.

-C’est par l’entraide et la paix que l’homme assure sa survie ! Non par l’égoïsme et les carnages ! Nous sommes tous dépendants, les uns des autres, déclara-t-il, les mains tremblantes.

-La plupart des villageois mendient. Ils survivent grâce aux miettes des riches ! En outre, nul n’a le droit d’imposer quoi que ce soit à autrui ! S’insurgea Cheikh Amar, réprouvant les injonctions de ses supérieurs lors du premier conflit mondial.

-Il n’y a pas de plus abjecte que l’imposition ! Fulmina Arezki, tapotant le sol avec la crosse de son fusil de chasse.

-A l’imposition, on a toujours répondu par la violence, répondit Cheikh Amar.

De peur que toutes les bêtes fussent décimées par la soif, Cheikh Amar enfila à la hâte son treillis faisant office de trophée. Sans informer personne de son dessein, il s’empara d’une pelle et d’une pioche en attente de situations urgentes et prit en catimini la direction d’un bois mitoyen avec la Forêt des Diables. Un vieux puits obstrué par la succession des siècles et connu seulement par les vieilles personnes s’y trouvaient. Le Caporal engagea les hostilités pour la survie de ses voisins et de leurs bêtes domestiques. « La guerre doit donner la vie à toutes les espèces et non l’éliminer », se dit-il à haute voix.

Extrait du roman “Petits récits d’une Cité perdue” Abdelkader FERHI

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Abdelkader Ferhi

Abdelkader Ferhi (16)

Abdelkader Ferhi est né le 30 janvier 1951 à Tipaza. Il a fait ses études primaires et moyennes dans sa ville natale, secondaires au lycée Ibnou-Rochd de Blida et supérieures à l’université d’Alger. Titulaire d’une licence en lettres françaises, il a enseigné de 1976 à 2011 au lycée Mohamed Rékaizi puis Taleb Abderrahmane de Hadjout. Il a été aussi chargé de l’encadrement des professeurs du moyen à l’Université de Formation Continue. Abdelkader Ferhi a commencé depuis 1972 à publier des poèmes dans des anthologies de prestige et à collaborer aux journaux nationaux et étrangers. Aujourd’hui retraité, il se consacre pleinement à l’écriture littéraire. L’auteur de « Soleil Totémique » est connu du public Algérien par ses poèmes publiés dans des anthologies, ses contributions à la culture et ses articles de presse.

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