Hazo Yak – Philippe X

 

ou L’HOMME  AUX YEUX DE LAPIN 

     Je n’ai jamais su son nom de famille, les Manouches le surnommaient  «HAZO YAK » l’homme aux yeux de lapin.

    Alors que j’exploitais un com­merce de récupération de métaux, son beau-frère « Bougodon », un beau jour a débarqué, et me l’a fourré dans les pattes.

    «Je te présente mon beau frère, il a quelque chose à te demander».

    Le garçon devait  être âgé de 18 à 20 ans, mesurant 1,70 mètre, maigre, portant un pantalon de costume sombre rayé,   une che­mise qui, autre fois, a été blanche, un gilet de costume et… pas de chaussures.

    Ses cheveux, noirs de geai, tombaient sur ses épaules. Sa  figure basanée en lame de couteau était disgracieuse, et pour arranger le tableau, un nez aquilin et des dents plantées dans le désordre n’étaient pas ce que j’appellerais, des atouts pour plaire.

    Lorsqu’il s’exprimait avec difficulté, dans un français de base, il tournait la tête de biais. La nature lui ayant offert un dernier cadeau, il  ne pouvait voir de face la personne à qui il s’adressait. 

    Il est planté devant moi, la gueule de travers et il m’observe.

    «Il va se marier et a besoin de lovés, tu veux  pas lui donner du travail».

    Que sait-il faire? : «Chépas mon Philippe, t’as vu, nous on est des trimards !, mais si tu veux, après, il te prêtera sa femme!».

    Mon interlocuteur est sérieux. Depuis plusieurs années je côtoie cette famille, et fort d’une certaine expérience, nous nous estimons. C’est très rare chez les Manouches. 

    Ce sont ce que j’ap­pellerai des hommes des bois, des «  Schwartz » des noirs, tant leur peau est cuivrée et sombre .

    Leur mode de vie est rudimentaire et près de la nature. Habitués à la rudesse de la vie,  en proie au ra­cisme, pauvres parmi les pauvres, ils sont victimes de leur aspect et des moqueries d’autres groupes des gens du voyage.

    Ils sont, en définitif,  le bas de l’échelle de ce cirque humain qui, il y a des siècles, a jeté sur les routes de l’Europe des peuples de nomades. Plusieurs vivent ou végètent dans des voitures, en compagnie de leur épouse et de leurs enfants, c’est leur seule résidence.

    Ils venaient régulièrement vendre des métaux, de la ferraille et de la brocante. Petit à petit nous avons établi des règles entre nous qui n’ont jamais été transgressées.

    Mon épouse apportait une aide très appréciable dans l’établissement de dossiers administratifs entre autres.

    Lorsqu’ils travaillaient pour moi, je les nourrissais et les hébergeais. Quand nous brûlions le cuivre, la chaleur était telle qu”ils se met­taient torse nu même en plein hiver.

    À la fin de la journée avait lieu la cérémonie du «Jourdain».

    Un ruisseau, qui servait de réserve de pêche, bordait la propriété. Ils s’en servaient pour se laver, se frottant le corps avec des berlingots d’eau de javel. Le noir de fumée partait dans l’eau et par consé­quence le chlore aussi, nous repêchions les truites qui flottaient au fil de l’eau. Le soir c’était festin.

    Un jour Bougodon était venu m’emprunter  une fourgonnette, la sienne étant tombée entre les mains de la maréchaussée.

    A ce propos, force est de constater que la Gendarmerie a fait  preuve de beaucoup de tolérance dans les rapports entretenus avec la communauté des Gens du Voyage.

    Il est vrai que nous étions dans les années 1980, et en Auvergne.

    Le lendemain, en début d’après midi, une patrouille de Gendarmes de la localité voisine s’est présentée chez moi.

    Notre ami avait été contrôlé au volant de ma fourgonnette, des traces de sang avaient aspergé le tableau de bord.

    Suite à mes explica­tions pour le moins foireuses,  les anges de la route sont repartis, convaincus que je devais  être un sacré menteur, mais il n’y avait pas eu de suite.

    Rapidement je me suis rendu à leur campement, et là, j’ai pris conscience du service que je ve­nais de rendre à cette famille. Le père du Bougodon était mort la veille dans ma voiture. Du sang maculait le siège et le tableau de bord du véhicule.

    Le soir même, un nouveau siège et un tableau de bord étaient installés par un des membres de cette famille. Dès lors, il y eu un respect et une confiance qui se sont installés entre nous. Lorsqu’un coup louche se préparait, ou qu’une arnaque m’était présentée, j’étais prévenu, et les auteurs étaient écartés de mon chemin parfois rudement

    A ce jour je n’ai jamais révélé,  et ne révélerai jamais ce qui s’est  déroulé, concernant la mort de cet homme. Cela restera notre secret.

    Son père trimbalait encore sa famille dans deux « verdines » tirées par les chevaux.  Il était de la vieille époque, et lorsque je partageais des moments en leur compagnie, je retournais au moyen âge, inconscient alors de vivre des instants magiques. Les membres de sa famille suivaient  ses déplace­ments en voiture, attendant que les chevaux veuillent bien finir de brouter l’herbe du fossé, ou qu’ils terminent enfin de grimper une des côtes nombreuses sur les routes d’Auvergne.

    Dans les descentes trop rapides, un pneu de voiture, attaché à une corde et solidement amarrée au châssis de  la roulotte, servait de frein pour ralentir la course de l’attelage, les enfants s’asseyaient dessus.

    Pas de moulin à café électrique, le fameux trépied avec la marmite lui servait de gamelle univer­selle, les fioles contenant je ne sais quelles potions, pendaient accrochées au mur de son habitation, rien que des images d’Épinal et du décorum cinématographique.

    Le personnage collait à la description, les us et coutumes étaient strictement appliqués, et aucun de ses enfants n’auraient imaginé ou osé transgresser l’autorité paternelle. L’alcool faisait des ravages dans ce milieu, causant des dégâts irréversibles sur l’avenir de cette famille, marquant les hommes tout comme les femmes.  La consanguinité était un fléau.

    Mon récit n’est pas le témoignage d’un voyeur,  il est rempli de tristesse car la déchéance de tout être humain est pour moi une réelle déchirure, surtout quand j’assiste  impuissant au malheur des autres.

    Ainsi un soir, après avoir passé une dure semaine durant laquelle j’avais embauché Bou­godon et deux autres manœuvres, je me suis rendu chez eux pour leur porter le «  salaire de la peur ».

    En chemin j’avais acheté de quoi boire et manger,  la soirée s’est terminée bien arrosée. Le père après avoir in­gurgité une bouteille de Cognac à lui tout seul a cru bon, pour me remercier, de m’offrir un agréable moment en compagnie de sa fille aînée Sonia.

    Elle avait dix huit ans, et scandale, elle était encore céliba­taire et surtout sans enfant.

    Mes refus et remerciements commençaient sérieusement à offenser le pater, et  je voyais que la situation allait dégénérer. Il parlait de fusil, de malheur, de manque de savoir-vivre, tout s’est très vite emballé et je me suis retrouvé dans la roulotte en compagnie de mon cadeau, qui comme moi, ne trou­vait aucun intérêt à la chose.

    Plusieurs jeunes enfants dormaient pêle-mêle dans le lit et sur le plan­cher.

    D’un commun accord, nous avons passé un moment dans cet abri nuptial, secouant la verdine pour lui donner du mouvement, réveillant les mômes qui, étonnés de nous voir,  restaient  les yeux écarquillés.

    Le subterfuge ayant fonctionné, à notre sortie, j’ai vu le père écroulé sous une couver­ture, qui ronflait de bien être. L’honneur était sauf pour les deux parties…merci  mademoiselle.

    J’en reviens au début de mon récit :

    «..Il veut me prêter sa femme, mais je rêve, c’est ta sœur ».. »

    « ova mon Philippe elle a 16 ans».

    Je coupais court à toutes transactions, et lui donnais rendez-vous pour la fin de la semaine, ce qui est complètement abstrait et sans aucune valeur pour ces fils du vent.

    Les jours, les horaires, les rendez vous… que des futilités, le temps n’existe pas, les engage­ments, les contrats ne sont que des paroles de gadgés.  « tu viendras demain, tu me rendras mon ou­til, tu m’amèneras  chez tel gadjo pour faire du commerce ?….bien sûr… si Dieu le veut…et si le vent n’a pas soufflé trop fort»

    Les chiens menaient un sacré tapage en cette nuit d’orage, ils se jetaient sur le portail et couraient comme des fous le long du mur clôturant le chemin de terre menant à ma casse automobile.  Les éclairs illuminaient cette nuit, je suis sorti à plusieurs reprises avec la lampe torche.

    Éclairée par les zébrures de l’orage, j’ai aperçu tout au fond du chemin, une forme sombre qui lentement s’avançait. Le temps de démarrer le groupe électrogène, le chantier s’est éclairé laissant apercevoir une roulotte hippomobile tirée par une rossinante qui brinquebalait, agitée par les rafales de vent

    L’homme aux yeux de lapin arrivait avec femme et bagages pour s’installer sur mon chantier.

    Comme il se faisait tard, son cheval a été lâché dans la parcelle de maïs du voisin « pauvre grail, il avait la bockeless» ( pauvre cheval il avait faim).

    La roulotte, quant à elle, est restée posée sur le chemin surplombant la propriété. Ses occupants ont été logés pour la nuit dans une des nombreuses caravanes se trouvant en résidence sur le terrain.

    Bien m’en a pris car, dans la nuit, une violente bourrasque a basculé la roulotte vide dans le fos­sé.

    Au petit matin, nous voilà en présence des  nouveaux locataires. La roulotte a été remise sur roues,.

    Le cheval est rassasié, les traces de son passage dans les cultures en disent long sur la fin de son jeûne.

    Rassemblés devant un pot de café fumant, nous faisons connaissance du  futur «employé», d’une jeune adolescente, de sa petite sœur  accompagnée d’ un bébé. A vrai dire, je ne sais à qui ap­partient cet enfant, tant il est différent d’aspect. Il est beau, blond.

    Ma sainte femme est  mise rapidement à contribution, faisant la toilette du poupon, enseignant à cette hypothétique jeune maman comment s’occuper d’un nouveau né.

    Elle et sa jeune sœur tombent des nues.  Ponctuées par des expressions sonores, elles découvrent une vie différente, s’ex­clamant sur le fait de déjeuner le matin, de faire la toilette, de ne pas se prendre de coups par son conjoint, de monter une mayonnaise, de faire une purée, de ne pas mettre de l’alcool dans les bibe­rons pour que le bébé s’endorme plus vite, et tant d’autres moments forts de la vie d’une ménagère !

    Il n’y a là aucune exagération de ma part. Dans certaines familles le rôle de la femme se ré­sume à une vie de bête.

    Elles ne sont là que pour être des esclaves au service d’un ou de plusieurs hommes, et pour procréer.

    L’avenir va, par ailleurs, confirmer l’opinion que j’ai sur les us et coutumes de cette famille.

    Quelques jours se sont écoulés depuis le départ « de la tribu prophétique»

.   Je me suis rendu à leur campement pour régler une affaire. Grosse effervescence dans cette ruche où, si tu ne prends pas garde, tu es attaqué par les guêpes ; bien sûr très imagée, cette comparaison, mais très proche de la réalité.  Leur unique moyen de faire entrer de l’argent c’est le commerce et le troc, et là, j’ai vu de tout.

    La misère t’apprendra tout… trop  (paroles de Gitan)

    Ce que je vais vous rapporter est entièrement vrai, et dépasse  les limites du raisonnable.

    Un attroupement d’ une dizaine d’hommes s’est formé au cul d’une BMW rutilante, de couleur noire.

    Celui qui semble en être le conducteur est négligemment appuyé contre l’intérieur de la por­tière ouverte, avant gauche, le moteur tourne au ralenti, prêt à partir.

    La malle arrière est grande ouverte, dans le coffre je distingue trois petites valises. Dans leur écrin de velours noir,  apparaît une collection de montres de grande valeur me semble t il.

    Le deuxième homme, sapé comme un milord, porte beau. Grand brun, de carrure imposante, ses deux mains sont ornées de nombreuses bagues en or, représentant une tour Eiffel, un fer à cheval, une tête de lion et d’autres motifs tous aussi proéminent, ayant deux buts : celui d’impressionner et de faire très mal en cas de bagarre.

    Les discutions vont bon train et me donnent le loisirs d’approcher sans que personne ne me re­marque. Bougodon me capte du coin de l’œil, il me fait signe de me taire et pour me «fondre» dans ce groupe m’adresse quelques mots dans sa langue maternelle… et paternelle.

    «jalla phral itsa, came te pilles birra ? ( ça va frère il fait chaud, tu veux boire une bière?)

    «ova, iman douye birra drein wagi ape ky (bien sûr, j’ai deux bières dans la voiture tu viens?)

    La conversation n’a pas échappé au «vendeur à la sauvette» qui, me montrant du doigt, de­mande «kouni kava» (qui est-ce) Avant que quelqu’un ne réponde, je m’adresse à lui «kichi bicraves le» (combien tu les vends ).  Ouf ! Nous parlons la même langue. Des informations se font entendre dans le groupe: « ilo Philippe, le chiffonnier, il rachète tout, c’est un homme, un voyageur… ».

    Mais à ce moment précis, l’homme aux yeux de lapin, caché par le groupe, apparaît. 

    Il porte au poignet droit, trois superbes montres d’homme, rendant jaloux le poignet gauche qui, pourtant, en porte autant.

    Six montres pour un garçon qui ne sait pas lire et ni écrire, voilà de quoi occuper ses longues journées.

    Après quelques mots rapides, le coffre est refermé.  J’aperçois sur la banquette arrière une jeune fille qui gesticule et que le vendeur calme d’une magistrale paire de gifles.

    Dans un nuage de poussière, la voiture et son contenu disparaît, laissant là le groupe  qui ne dit mot.

    Venant vers moi, me serrant dans ses bras pour me dire bonjour il me dit :  « mon beau-frère vient d’échanger sa femme contre six montres! il est fou, quant l’homme (l’acheteur) verra que ma sœur est enceinte il voudra reprendre ses montres ! Quelle histoire ça va faire»

    La fin de cette aventure tragi-comique est rocambolesque. Le bébé du couple a été recueilli  par une des femmes de la famille qui  ne pouvait avoir d’enfant et qui deviendra sa mère de façon tout à fait illégitime. Certains actes de naissance ont été arrangés pour le plus grand bien de tous, je le reconnais, de façon illégale… mais parfois, seul le résultat compte.

    La jeune femme, alors âgée de seize ans, a été livrée à la prostitution dans la périphérie de Lyon.  Trois mois plus tard alors qu’elle venait d’être vendue à un réseau de prostitution, elle s’est échappée parcourant le chemin du retour en  trois semaines. Son acheteur a été confondu entre temps, pour le casse de la bijouterie dans laquelle il avait dérobé les montres.  Happy-end me direz-vous.

    Ce benêt d’ œil de lapin s’est fait voler les montres, sa femme a été récupéré par un jeune ma­nouche, avec qui elle ne tarda pas d’avoir plusieurs enfants.  Quant au héros de cette épopée, je ne sais ce qu’il est devenu, enfin je le prétends.

    Les acteurs de ce théâtre ambulant de la comédie de la vie ont été nombreux. Chacun a joué un acte, une scène, puis après avoir fait trois petits tours sont repartis dans ce tourbillon de la vie…

 

©Philippe X – 02/03/2020

 

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3 Commentaires
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Invité
4 mars 2020 10 h 26 min

Certaines histoires paraissent extravagantes, et pourtant vraies, comme celle-ci. Merci de la partager, on en redemande !

OberLenon
Invité
OberLenon
2 mars 2020 20 h 47 min

Merci Philippe pour ce récit où l’on passe par toutes sortes d’émotions …On se sent en immersion. C’est un partage privilégié

Invité
2 mars 2020 20 h 03 min

Happée et touchée par ce récit criant de vérité…
Merci Philippe
Amitiés

Chantal