Adieu, Madame Laderway ! Essadiq Benarreg

(Ce poème de 216 vers me plaît beaucoup. Il fait partie des dernières pages de mon roman “Sarah Laderway”. Chaque fois que je lis ce poème, moi-même son auteur je découvre quelque chose de nouveau. Le lecteur croit que la défunte Madame Laderway est morte des suites du syndrome de Guillain-Barré, mais en réalité il s’agit d’un meurtre. Qui a tué Madame Laderway ? Le lecteur, à la fin du roman, va découvrir une surprise choquante et inattendue)

Dans une salle contiguë aux lieux d’aisance,
Peu à peu Sarah, à plat, reprit connaissance.
Clignant les yeux, elle regarda deux figures,
Dont elle distingua la fausse chevelure.
C’étaient deux infirmières, souriantes, debout,
Qui déjà attendaient là, la patience à bout.
Sarah se dressa avec peine sur son séant.
“Que Dieu ne réduise point mon espoir à néant!”
Se dit-elle en souffrant d’une forte migraine,
Accompagnée d’illusions tellement vaines.
Une pelisse noire traînait sur le lit,
Juste près de ses bottes fourrées et polies.
Les deux infirmières attendaient qu’elle mette
Plus rapidement la pelisse si molette.
Sarah sortit du lit dur comme du béton,
En ayant mal au dos, l’air maussade et mécontent.
Elle enfila difficilement le manteau.
“Adieu robe courte, décolleté bateau”
Se dit-elle en sortant aussitôt de la salle,
Accompagnée des deux infirmières, l’air pâle.
Toutes trois s’engagèrent dans un si étroit
Couloir; là où Sarah était non sans émoi,
Car elle voyait que ce passage était bien vide.
Elle était donc à la fois anxieuse et avide
De savoir où était ce tumulte ordinaire.
“Ne prend-on pas les cérémonies mortuaires
En dégoût” se demanda-t-elle, curieuse.
“Peu m’importe” se dit-elle, enfin insoucieuse !
Après quelques minutes, elles s’arrêtèrent
Devant une salle où une caisse par terre
Poussa Sarah à pleurer tout en sanglotant.
Elle entra dans la salle sombre en haletant.
“Adieu, ma mère !” s’écria-t-elle, agenouillée
Devant le cercueil en sapin, les yeux mouillés.
Madame Laderway, inerte dans la bière,
Attendait qu’on la porte vers le cimetière.
Elle était d’une pâleur bien cadavérique.
Engourdie, elle fit un sourire angélique.
Des ridules au coin des yeux et sur le front
S’étaient éclipsées; Sarah ouvrit des yeux ronds Sous l’éclat du visage, tel l’astre du jour.
Certes, Dieu donnait d’abord des signes d’amour.
Sarah, qui s’était bien évanouie de tristesse,
Imaginait sa maman en robe d’hôtesse,
Longue et élégante, arrivant à la cheville,
Dont les brillances à faire rouler des billes.
Alors qu’elle tenait sa main à pleines mains,
Le célébrant arriva, la Bible à la main.
À bout de souffle, il s’assit pour reprendre haleine.
Ainsi, par terre, la foi était bien sereine.
Retroussant ses manches, il feuilleta la Bible.
Puis, comme pour passer bien des idées au crible,
Il ferma les yeux, les jambes déjà croisées.
Sous sa mine paisible, on l’avait embrasé
De ferveur, avec laquelle il servait Dieu.
Une fois son âme prête, il rouvrit les yeux.
Près de Sarah, les yeux tournés vers la défunte.
La main sur la Bible, il se mit à prier la Sainte
Vierge d’intercéder pour eux tous dans ce jour
Triste où la défunte était au ciel sans retour.
Il priait pour elle en dodelinant de la tête,
Comme on fait au bébé dans sa bercelonnette.
Voilà Jack Laderway qui arriva bien juste,
Avec sa taille de nain, les cheveux hirsutes,
Accompagné du maître de cérémonie.
Le célébrant, dont la tâche semblait finie,
Sortit de la salle sombre comme une trombe;
Eux que voilà, tout silencieux comme une tombe.
Il s’agissait de Jack et sa fille en défiance;
Tous deux se regardèrent en chiens de faïence.
Le maître de cérémonie, ayant l’air d’un foudre
De guerre frais, n’avait pas inventé la poudre.
Il se contenta de s’asseoir auprès de Sarah,
Sous le regard de Jack Laderway, l’homme ingrat.
Le maître de cérémonie la caressa
De la main puis, sans réticence, il la poussa
Du coude pour l’avertir de l’étape à suivre.
Sarah, les paupières mi-closes comme ivre,
Se mit à détacher faiblement le ruban
Qui déjà retenait ses cheveux tout flambants.
Ensuite, elle mit cette bande sur le buste
De sa mère qui dormait du sommeil du juste
Et pourtant éternel. Ô ciel ! Dieu ait son âme !
Voilà l’unique manière d’avouer sa flamme
À sa mère qui laissait bel et bien un reste.
Le maître de cérémonie, d’un simple geste
De la main, fit signe à trois hommes bien costauds
D’entrer là de manière à en finir bientôt.
On les reconnut à l’abord par leurs habits
Et leurs lunettes noires; c’étaient les brebis
De Dieu, autrement dit c’étaient des croque-morts;
Ceux qui se chargaient aussi du transport des morts.
Christine n’était plus dans cet hôpital,
Tant ce lieu bien funèbre lui faisait du mal.
Alors les croque-morts fermèrent le cercueil
Sous les yeux de Sarah en vêtements de deuil.
Puis tous trois portaient la bière sur leurs épaules
En portemanteau, l’air d’un type de haut vol.
Ils quittèrent tout doucement la salle sombre.
Derrière eux, eux autres les suivaient comme une ombre,
Y compris le docteur John en cravate noire,
Qui avait l’air triste, autant qu’on puisse savoir.
Les blouses blanches que voilà, baissant la tête
En signe de deuil pour la morte à cette fête
De Noël, où Christine avait déjà eu son Noël
La veille, offert par sa mère, la nuit de Noël;
La mère s’était déguisée en père Noël,
Faisant un cadeau puis le réveillon de Noël.
Les voilà dehors, deux voitures attendaient;
Celle de Jack et le corbillard à bouder.
Le docteur John s’arrêta, debout, à l’entrée
De l’hôpital, l’air désolé, voire éploré.
Se pliant aux exigences de sa carrière,
Il ne pouvait les escorter au cimetière.
Christine, déjà dans le Toyota Tundra,
Attendait, impatiente, sa mère Sarah,
Ainsi que son grand-père Jack, le père ingrat,
Vers qui la famille avait beau tendre les bras.
Une fois le cercueil mis dans le corbillard,
Ce dernier partit, suivi par l’autre, l’avare,
Se faisant ainsi un vrai cortège funèbre
Vers le cimetière d’Ashland le plus célèbre.
Vu l’état du ciel, le temps était à la neige.
Dieu tout-puissant décelerait quelque manège.
En chemin, on rencontra des gens çà et là,
Qui semblaient être de bonne humeur ce jour-là.
On les voyait en train de traverser la rue;
Et sans chercher à faire une description crue,
Ils portaient des vêtements aux couleurs trop vives,
Emportés par la gaieté dans toutes ces rives.
À Noël, on se donne, par plaisir, l’appétit
De prendre goût à des choses, par empathie.
Les voilà à Lithia Way qui grouillait de monde,
Avec ses restaurants où allaient une bande
De jeunes adolescents, d’hommes et de femmes;
Dans cette ville de presque vingt-deux mille âmes.
Les voilà enfin ! Au Siskiyou boulevard,
Planté d’arbres et de certaines plantes rares.
Empreintant la rue Morton dont on était fiers,
On se rapprocha peu à peu du cimetière.
Une fois devant la grande porte d’entrée,
Muni d’un panonceau en forme d’arc ferré,
Où était écrit en caractères serrés
“ASHLAND CEMETERY ” à en faire pleurer,
Tous descendirent des deux voitures garées,
Alignées juste près de la porte d’entrée.
On entra dans le cimetière en prononçant
Tout bas quelques mots d’un ton plutôt frémissant.
Portant le cercueil, on marchait à pas feutrés
En signe de respect pour les morts enterrés.
Les voilà debout à Ashland Cemetery,
Le visage fané, blafard, pâle et flétri.
Christine, sans avoir besoin d’une serviette,
De maigres larmes séchaient dans ses yeux noisette.
Elle était à côté de sa mère Sarah
Qui la serra chèrement contre elle d’un bras.
Jack, tout près de leur maître de cérémonie,
Les regarda bien en face; bientôt puni
Pour avoir mille fois fait leur malheur et plus,
Entre autres, bien des affections de l’utérus.
On avait tôt procédé à l’enterrement;
Un trou creusé en terre prématurément.
C’était Jack, lui seul, qui avait tout pris en charge
À tel point qu’on réunissait contre lui des charges.
Ah ! ah ! on descendit le cercueil dans la tombe.
À part le froid, cela coupa à tous les jambes.
Le maître de cérémonie prêta sa voix
En lisant un texte offert par Jack, le sournois.
Sarah et Christine se mirent à pleurer
Comme une Madeleine, les habits fourrés.
Bien qu’à plat, Sarah n’en était pas moins sensible
Aux obsèques dont la suite était bien pénible.
C’était l’adieu froissé de sa défunte mère;
Elle la laissait, rongée de regrets amers,
Entre autres, celui d’avoir épousé ce Jack
Qui, au fond, voulait ardemment vider son sac.
Son attitude insouciante en disait long,
Sans oublier, bien entendu, son style insolent.
La défunte l’avait longuement toléré
Avant de finir par couver Guillain-Barré
Et se faire ensuite hospitalisée d’urgence
Chez le docteur John en qui on avait confiance.
C’est dans l’hôpital même, après quatre mois pires,
Que la morte avait rendu le dernier soupir.
Dire que la maladie était bien mortelle !
Maudit soit Guillain-Barré ! Syndrome rebelle !
Quel ensevelissement ! Quelle mise en terre !
Ainsi, Sarah et Christine eurent à se taire.
“C’est du beau travail ! se dit Sarah, quelle tombe !”
Elle se tut; cela lui coupa bras et jambes.
En voilà la dalle de pierre funéraire
À double pente, une stèle au fond ordinaire,
Surmontée, en dessus, d’une modeste croix
Qui témoignait d’une vraie profession de foi !
Alors qu’on était dans un milieu suffocant,
Voilà la neige qui tombait à gros flocons.
Oh ! il neigeait maintenant. Quelle coïncidence !
Pour la défunte, c’était bien un jour de chance.
Peu à peu Dieu voulait d’abord parer sa tombe
En signe de pureté comme une colombe.
En quelques instants, la tombe se fit couverte
D’une couche de neige blanche et bien inerte.
On le croirait une rémission des péchés,
Comme des draps blancs, bien propres et point tachés.
C’est dans ce lieu béni qu’on avait inhumé
Le premier pionnier d’Ashland, Helman qu’on aimait.
Il était l’honneur même de ce cimetière,
Alors tous les morts n’avaient qu’à en être fiers.
Une fois la prière des cérémonies faite,
Le maître de cérémonie, baissant la tête,
Dirigea l’assistance vers la sépulture,
Procédant pour ainsi dire à une clôture
Des funérailles. Voilà Sarah et Christine
En train de jeter un peu de terre très fine
Sur la sépulture, ainsi que Jack Laderway
Qui dit tout bas : “Adieu, Madame Laderway !”.

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