Dès la tombée de la nuit qui précède le mardi gras, l’ambiance se veut clairement festive, comme au bon vieux temps où le grand roi Gambrinus dansait à moitié nu en compagnie de sa nombreuse clientèle par les rues populeuses de Cambrai. Mais le carnaval a perdu beaucoup de son audace, de sa frénésie et de sa paillardise antiques. L’aspect fastueux et petit bourgeois que prend aujourd’hui cette mascarade rurale, lui a été imposé assez récemment. De plus, si aucun règlement ne prétend apporter des restrictions à ces joyeuses saturnales, chaque acteur obstrue inconsciemment cette possible transformation ou inversion sociale en y incluant assez librement les limites qui lui sont personnelles. Presque tous les participants choisissent de se représenter eux-mêmes comme des rôles archi-conventionnels. Les débordements et les excès momentanés provoqués par toutes sortes d’extrémistes de cette fête, toujours en petit nombre, sont pas mal tolérés mais vite résorbés : c’est toujours l’ordre bien rythmé et savamment organisé du cortège qui l’emporte et qui récupère tout dans son sillage.
Pourtant elles semblent nombreuses, les références à un lointain passé païen et dionysiaque où s’exprimaient une plus grande exubérance et de plus fortes licences. Les chapeaux des gilles ressemblent à ceux des premiers Philistins, ces Pélasges contemporains d’Abraham. C’est Bacchus dans son char qui orchestre un concerto en scie majeure dans une danse trépidante. Les paysans suivent les pierrots comme aux premiers temps de l’Humanité. Lors de lupercales louviéroises, de vieux druides en transe bombardent d’oranges les badauds et les maisons privées.
Mais ce n’est plus la Binche glorieuse telle que représentée autrefois par le consciencieux dessinateur Adrien de Montigny. Ces réjouissances officielles, à caractère purement folklorique, ne visent même plus à l’inversion de la routine. Le gille se présente comme un danseur masqué altier et hiératique, un petit chamane imbu de son importance. Il se veut le héros et le maître de tout ce spectacle. Les bandits calabrais, accompagnés de femmes voilées, marchent au pas et en rangs serrés derrière le char de l’empereur Napoléon. La fanfare de la Société d’Harmonie, qui précède le défilé des dieux et des nymphes, se permet une courte halte à la terrasse du café des brasseurs : mais la bière préférée à cette occasion est « la Charles Quint ».
Toutefois ce rassemblement progressif et de plus en plus impressionnant d’une foule bigarrée en liesse, présente encore un certain charme de nos jours. Devant la fanfare royale et une escouade de tambours assourdissants, on danse tout en avançant parmi le bruit plus proche des grelots et des sabots, tintamarre qu’exacerbent les fréquentes libations ! S’il perd son chapeau, le gille demeure parfaitement reconnaissable par le reste de son costume. Son masque bien blanc, fraîchement ciré, le rend impersonnel par rapport à ses collègues. Une barrette de coton de même couleur, qui lui entoure la tête, achève de le rendre méconnaissable et plus semblable à ses congénères. Sa démarche très musicale est encore relevée par son élégante ceinture de clochettes et ses brillants grelots de poitrine, par ses robustes sabots en bois avec lesquels il martèle impétueusement le sol ! Il brille de tout l’éclat de sa luxueuse tunique jaune décorée des superbes lions, les uns rouges et les autres noirs, des armoiries nationales du Hainaut. A la main droite, il brandit ostentatoirement son ramon, sorte de thyrse magique à l’aspect simplifié, qui pourrait aussi servir occasionnellement de matraque. A la gauche, il porte parfois un panier d’osier rempli de petites oranges à vin. La fonction de ces fruits exotiques bien mûrs est double comme la nature du gille : ils servent d’armes de jet particulièrement redoutables contre les impies non masqués et non déguisés qui se mêlent aux badauds enfoirés sur le trottoir ; mais ils peuvent aussi être offerts gentiment et joyeusement à d’autres spectateurs suffisamment costumés, comme marque d’une très grande convivialité. Ma description serait très incomplète si je ne mentionnais pas enfin la bosse légendaire que le gille porte fièrement sur le dos et dont j’ignore l’origine. L’heureux gille est considéré habituellement comme le principal responsable de la bonne tenue de la fête et il est censé présider aux folles orgies du mardi gras.
En longues robes de satin noir, de vilains masques qui ne veulent pas payer l’entrée au Sambadrome, ont peine à se frayer un passage entre les cercles des rondeaux des jeunes gens. Tout couverts de confettis et de serpentins, ils envoient des citrons à la figure de l’évêque des fous et à la tronche du prince du carnaval, entouré de ses échevins ! Sur le Kiosque de la Société d’Harmonie, on ne panique pas pour autant et on entonne fièrement le « Mitan des Camps ne périra pas ! ». Mais soudain la reine Xinga vole la vedette à ce remarquable orchestre par une splendide cavalcade en tête des chars allégoriques. Les travestissements, les déguisements et la décoration sur ces curieux véhicules sont une offrande des taverniers, qui préparent déjà le bal masqué final.
Vers minuit, pour terminer l’année carnavalesque, un excellent corps de musique, la jeune Harmonie, précède bruyamment la foule qui entre dans un vaste dancing. Au Centre de la salle, les chevaliers de l’éperon d’or prennent place à la Table ronde pour y déguster des boudins et vider des pintes de bière des moines. Mais tandis que des vieux prêtres costumés en pierrots agitent encore leurs grelots, le dernier masque tombe à quatre heures du matin sous une drache de confettis de plâtre ! Pendant une ultime visite du roi des Fous, les derniers claquements énergiques et pleins d’entrain de sabots sur le carrelage évoquent peut-être un lointain vestige du paganisme. Les amoureux s’enlacent dans le slow final avant d’aller somnoler à la gare.
C’est la fin de la longue mascarade imprégnée de musique et de fête, de la période grasse qui fait parfois couler beaucoup d’encre, mais qu’on oubliera vite pour gagner les dernières pistes de ski des Ardennes ou plus simplement pour faire de la luge non loin de chez soi. Mais la joie du carnaval peut aussi se transformer en cauchemar : ainsi tout un rondeau costumé se reconstitue aux urgences de l’hôpital de Bavière, pour aller ensuite occuper ensemble l’étage entier des bronchites aiguës.
Quelle magnifique écriture et cette ambiance anachronique, en équilibre instable entre passé et présent, fête et émeute, joie et défonce, coutumes ancestrales et actualités brûlantes.on s’attend presque à voir débarquer les CRS et les casseurs, avec les gilets jaunes. Le tout finissant à l’hôpital ( au milieu d’infirmières en grève et réquisitionnées )Merci pour ce vocabulaire riche en objets oubliés, qu’un prof d’aujourd’hui n’enseigne plus aux jeunes.