Nocturne : Paris sur ondes mortes – André Nolat

NOCTURNE : PARIS SUR ONDES MORTES – ANDRE NOLAT

 

À la manière de Carco, j’ai longtemps parcouru les rues de Paris, la nuit. Elles m’ensorcelaient. Des venelles autour de la Porte de Vanves jusqu’au sommet de la Butte Montmartre, je captais des signaux magnétiques, je remplissais ma cervelle d’images. Je buvais des alcools colorés et les paroles du rêve. Je visitais parfois des corps parfumés. Je rentrais, régénéré, enrichi, à la pointe du jour. Les saisons s’enchaînaient. La neige jaune et bleue me ravissait tout autant que les roses lueurs du printemps.

 

J’ai recueilli alors, sous les néons cendreux ou près des veilleuses de comptoir, les confidences baroques des derniers explorateurs de la sorgue ; les cavaliers du songe, les aventuriers, les pégriots, les mythomanes. Tous nés dans un cycle de civilisation à peu près mort aujourd’hui. J’ai entendu des mercenaires rêver, à voix haute, des fumeries de Cholon et de son « Parc-aux-Buffles ». J’ai entendu des hommes du voyage magnifier les Maisons Vertes du Yoshiwara, les petites lampes blanches de Shanghai, la Cité interdite de Kowloon, les bordels flottants de Hong Kong, les quartiers réservés des ports de la Méditerranée, de la mer du Nord et des trois océans. J’ai écouté parler de leur art ou de leurs exploits des poètes et des peintres, des hommes du Milieu célèbres et de minces affranchis, des femmes arrivées et des filles de la rue plus spirituelles parfois que des théâtreuses. Certains soirs, comme une sorte de reporter, j’ai eu la possibilité d’observer dans des rues secrètes les costumes des filles, les manigances des clients et les rites externes de l’amour vénal. J’ai mesuré, là, une part des pesanteurs de l’incarnation. C’était un film documentaire, confidentiel, sur les coulisses de la nuit, sur les soubassements de l’édifice humain : un des aspects du « fantastique social » que les mots sont impuissants à décrire…

 

Émerveillé, j’ai entendu s’exprimer, dans les bouges, les cabarets et les bals, les dernières chanteuses de la rue et de ses enfants déchus : Jane Chacun, Jany Bert, Georgette Lemaire, Manuela, Simone Réal… J’ai entendu, au cœur des derniers bals-musettes, pleurer l’accordéon  « Qui tant est tendre / Et rauque inexorablement. »  J’ai vu se métamorphoser d’étrange manière le vieux Tango  toujours dissimulé derrière le carrelage vert pâle de sa façade. J’ai vu disparaître Le Petit Balcon, passage Thiéré, La Boule Rouge, rue de Lappe, Le Tourbillon, rue de Tanger, Le Bal du Jardin avenue de Clichy, Le Bal de la Marine à Grenelle et La Java à Belleville… et bien d’autres lieux de plaisir plus populaires. Cinémas géants, music-halls, cirques, salles de boxe ou de catch, fêtes foraines sur le terre-plein des boulevards…  Maintenant, pour moi, les nuits des rues de Paris ne diffusent plus que des ondes mortes ou mauvaises ; dangereuses. Elles ont le goût écœurant du sang. Elles ont la froide couleur du suicide… Du boulevard Masséna au boulevard Ney, de la Rotonde de la Villette à la place de l’Étoile, par petits ruisseaux, le sang se mêle à la boue. La came va et vient, se métamorphose en billets de banque. Lorsqu’elle saisit sa proie, elle lui ronge les narines, lui durcit les veines, pourrit ses chairs et son cerveau.

 

Tous les phares se sont éteints. Les cabarets corses, chauds, protégés, berceurs, et les boîtes de nuit maquillées, brasillantes, de Pigalle-le-Bas ont presque toutes disparu ainsi que des dizaines de ruelles où nous voyagions, solidement gréés, sur les eaux de la nuit. Des briques ou des planches condamnent les fenêtres des hôtels galants voués à la démolition. Mme Billy a quitté la scène depuis longtemps. Noirs et luisants comme des marécages, les anciens clandés se spécialisent sous de faux noms… La rue Saint-Denis, dont les affluents charriaient des centaines de filles superbes, se vide. Ne rôdent, près de la Porte, que des épaves boursouflées. Boulevards des Maréchaux près des portes, au bois de Boulogne, au bois de Vincennes, subsistent des femmes parfois jeunes, jolies, mais le plus souvent venues de l’étranger, aux mains des réseaux, brisées ou droguées, et de toute façon promises au malheur et à la mort.

 

À L’Escale, le dernier des tapis-francs de la rue Blondel, décoré jadis par Henri Mahé, des mômes du bizness encore belles mais trop oisives boivent et se chamaillent. Dans le désordre de minuit, le vice morne, lové à l’intérieur des sex-shops et des peep-shows, apaise puis nourrit des fantasmes aux bras de poulpe. Au coin de la rue Elysées-des-Beaux-Arts, juché sur l’estrade d’un piège à touristes, un truqueur, coiffé à la houppe d’une perruque noire, massacre tout un répertoire de belles chansons. Demi-fou, grimaçant, délateur à l’occasion, ce pantin méprisé bégaie la rengaine des rues mortes. Ne restent, autour du périmètre des Halles rasées, assassinées, que des cafés chantants à la mode japonaise peuplés de ratés pathétiques et vaniteux. çà et là, dans la ville, des assommoirs de luxe, des clubs privés abritent une faune chamarrée qui s’électrise, commerce et se vend. Déjà vaincue par ses tares, elle amuse la galerie… Cet univers servile, factice, névrosé, ne m’intéresse pas. Il m’est aussi lointain que la plus lointaine des étoiles… Tout ce que j’ai aimé se minéralise au fond de la mémoire des rares survivants, s’ensevelit dans quelques livres et, sous le dôme de lumière soufrée qui recouvre Paris, vers la mort appareille.                                                                                                                                              (1999)

Guy André Talon

André Nolat (43)

J'ai publié, chez de petits éditeurs sérieux et en autoédition avec souscription, sous le pseudonyme d'André Nolat (que je tiens à conserver), des plaquettes, des nouvelles, des chroniques, des essais. Je ne m'en prévaux guère.
Par ailleurs, je vis seul depuis le décès de ma compagne, et j'aime lire, écrire, voir des films, des débats télévisés, etc.
Quant à ma vie passée, plus agitée, elle a fait l'objet de divers récits liés à des lieux où j'ai vécu - presque tous détruits ou métamorphosés... C'est pourquoi à partir d'un certain moment de son parcours, je crois qu'on peut dire, citant Céline, " qu'on est plus qu'un vieux réverbère à souvenirs au coin d'une rue où il ne passe déjà presque plus personne."

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4 Commentaires
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Colette Guinard
Membre
2 janvier 2023 10 h 45 min

Merci pour ces souvenirs ensorceleurs, d’un Paris où j’ai vécu toute ma jeunesse! bonne journée à rêver Colette Guinard