Le rite de la survie – Abdelkader Ferhi

 

L’utérus de la plupart des terres agricoles ensemencées fécondait avec difficulté et connaissaient des avortements répétés : la sécheresse sévissait durant trois saisons d’hiver consécutives. Les terres assoiffées frustraient les habitants de récoltes de céréales, de légumes et de fruits. Même les bêtes subissaient les retombées fatales de la sécheresse.

      Pris de panique, les agriculteurs et les éleveurs de bétail et de volaille justifièrent d’emblée ce mal par une punition collective du Tout-Puissant. A force de prendre leur mal en patience, ils se lancèrent aussitôt en quête d’une solution. A l’instar de nombre de victimes du fléau, ils optèrent pour la thérapie ancestrale : immoler un bœuf de couleur noire en conformité avec le rite pratiqué par leurs prédécesseurs, adresser des invocations à Dieu et demander sa clémence en cas d’offense ou de péchés involontairement commis.

      Le sang sacrificatoire qui arroserait la terre au moment de l’abattage ressusciterait les parcelles ensemencées en apportant des pluies, donnerait des pâturages exubérants aux bêtes et augmenterait la productivité dans cette contrée également à vocation touristique. Sur Terre, nous constatons une chaîne de destins en interaction les uns avec les autres. Tout malheur affectant un chainon se transmet à l’intégralité de la chaîne.

      Cependant, cette sécheresse qui perdurait se justifiait-elle par des péchés commis    imposant un sévère châtiment divin ? L’immolation du quadrupède redonnerait-elle effectivement la vie à la terre ? Sauverait-elle de la menace de mort les agriculteurs et les bêtes domestiques ? Fallait-il que le bovin arrosât de sang la terre et nourrît les nécessiteux et les visiteurs pour sauver ses congénères et féconder les parcelles ensemencées ? N’y aurait-il pas d’autres solutions plus efficaces recelées par les victimes,   elles-mêmes : la Terre et l’homme ? On aurait pu trouver des réponses pratiques à toutes ces questions pertinentes. La Terre n’est pas aussi ingrate et avare qu’on puisse le penser et l’homme est pourvu de sciences et d’intelligence pour trouver des solutions aux drames et aux problèmes les plus inextricables. Néanmoins, dans pareilles situations dramatiques, la petitesse humaine renvoie toujours les malheurs à la fatalité. L’opiniâtreté impute toujours la responsabilité à l’infaillible Tout-Puissant et le contraint de manière péremptoire aux pratiques des rites ancestraux.

      A la veille de la cérémonie rituelle, les paysans flanqués de leurs enfants se donnèrent rendez-vous à huit heures devant la Mosquée du village où le bœuf noir impassible était déjà attaché à un Olivier par une corde. Les enfants matinaux entourèrent la bête expiatoire aux cornes reliées par un ruban vert et se mirent à la toucher des doigts. Certains villageois se déchaussèrent, firent leurs ablutions puis accomplirent des prières surérogatoires. D’autres ruraux, impatients d’entamer le rite de la survie, se tenaient debout devant la mosquée et fumaient avec nervosité cigarette sur cigarette. Le Créateur omniprésent informé sur les tourments de son impuissante créature humaine exaucerait-il les prières de ses fidèles ?

       Pareils aux saltimbanques, la foule inonda les ruelles du village et les espaces publics. Juste derrière l’animal, trois vieux en turbans jaunes tambourinaient et imploraient Dieu d’absoudre les péchés des villageois et d’abreuver la terre. Même le bœuf noir choisi pour l’offrande rituelle allait contribuer à la renaissance de la flore et la survie de ses congénères.

     Un couple de touristes français en tenue de vacances se joignit à la foule en effervescence. Il suivait avec curiosité et beaucoup d’attention tous les mouvements de cette procession devant laquelle déambulait l’animal dont tous les participants à ce rituel connaissaient la destination finale : le sacrifice pour l’obtention de l’eau et la fécondation de la terre. Françoise porta de manière instinctive la main à son appareil photo qui balançait sur sa poitrine à moitié découverte et prit en photo le gros bœuf noir imperturbable au son des tambourins galvanisés et aux psaumes entonnés en chœur. Elle se mit au-devant et prit encore d’autres photos en gros plan de la foule et de la bête qu’un vieil homme en turban jaune tenait à distance par une corde. Le bœuf allait rassasier tous les nécessiteux, les visiteurs étrangers et la promiscuité d’hommes arpentant les ruelles du village pour défier les lois scélérates de la nature. Dans une cours commune aux voisins, les femmes rassurées par la solution du sang solution roulaient le couscous et psalmodiaient en attendant qu’on égorgeât le bovin.

      Tous les regards étaient fixés sur la Montagne du Chenoua et surtout sur le Ciel bleu duquel émanerait avec un peu de miséricorde la fertilité de la terre. Extrapolant des versets coraniques, certains villageois répétaient qu’après les punitions pédagogiques sévères, Dieu finit toujours par pardonner à l’homme. Ils ajoutaient que la foi authentique n’apparaît chez le croyant que dans les moments difficiles. Retiré dans sa demeure, Si Moh, le rédacteur des amulettes, récitait à haute voix sans discontinuité certaines sourates du Coran tout en se balançant d’avant en arrière comme à  l’école coranique où il avait reçu sur les plantes des pieds les coups douloureux des verges. Il était complètement coupé du vacarme de la foule. Pour lui, la Solution ne viendrait que du Ciel. Si Moh se servant de sa « science » multipliait les invocations pour protéger le village du châtiment divin. Dans cette marche de la survie le gros bœuf noir semblait guider les villageois vers l’inconnu et l’aléatoire Les moyens mis en œuvre importaient peu. L’essentiel c’était la renaissance de la terre et l’exubérance des pâturages pour la survie de l’homme et de ses bêtes.

      La bête emboîtait le pas à la foule impuissante devant le fléau et épuisée pour avoir déjà parcouru sans se rendre compte une dizaine de kilomètres. De grosses mouches se posaient d’abord sur son encolure puis sur ses fesses crottées pour l’aiguillonner. Elles atterrissaient sur sa peau avec des vrombissements d’avions de combat. La victime flagellait de sa queue les agresseurs et les giflait ensuite en se claquant les oreilles. En dépit des coups brutaux, les mouches s’envolaient puis revenaient à la charge pour l’importuner encore plus. Deux ruraux connaissant la psychologie animale justifiaient ces actes par des signes de regimbement.

       Alertés par les chants incantatoires et les tambourins galvanisés, d’autres touristes Européens et asiatiques curieux s’associèrent à la procession d’agriculteurs et de villageois. Ils voulaient s’informer auprès des personnes âgées sur les objectifs réels de ce spectacle aussi insolite qu’exotique. Mais personne ne comprit leurs questions posées en anglais et en chinois. Ces touristes cessant d’interroger, se contentèrent alors du défoulement et de la nature cathartique du spectacle.

      Le lendemain du quatrième jour, à huit heures précise, cinq ruraux conduisirent la bête expiatoire à l’orée d’un bois. Ils la terrassèrent sur le côté gauche, lui attachèrent solidement les pattes et l’orientèrent vers la Mecque. Ensuite, ils l’égorgèrent sur la terre assoiffée. Lorsqu’elle se vida de son sang et finit de se débattre, ils la dépiautèrent et la débarrassèrent de ses tripes. Au moyen d’une hache et des couteaux, les cinq paysans détachèrent les pattes et la tête dégoulinant de sang et les déposèrent dans une grande bassine métallique. Ensuite, ils plongèrent les mains dans un saut d’eau, les retirèrent et les essuyèrent. Après une demi-heure de pause, le temps de fumer une cigarette, ils dépecèrent la bête sacrificielle.

      Quelques adolescents transportèrent en silence dans de petites bassines, vers les maisons, la viande découpée. Entre temps, les épouses matinales des fellahs s’affairaient en foulard dans les cours des maisons. Certaines d’entre elles suaient en abondance et s’essuyaient le visage avec leur châle jeté sur les épaules. Toutes étaient déterminées à assister les hommes à rompre avec le fléau menaçant de mort le microcosme. Pareilles circonstances, effacent toutes les différences entre les peuples et les sexes. Sur Terre, tous les hommes partagent le même destin et usent des mêmes pratiques supposées vertueuses et salvatrices.

      Les nécessiteux, les visiteurs et quelques touristes français et asiatiques conviés au repas de midi commençaient à converger à pieds, à vélo et en voiture vers la maison de   l’agriculteur le plus âgé. Les hommes déjeuneraient en plein air sous trois vieux caroubiers et les femmes dans une grande cour où l’on avait roulé le couscous. Dans l’attente du repas, de petits groupes d’hommes, certains assis, d’autres debout, palabraient sur les sujets les plus préoccupants : la sécheresse, ses causes et ses solutions.

      Soudain fusèrent des you-yous stridents et prolongés de vieilles et de jeunes femmes.   Cinq vieux paysans sortirent, portant chacun sur la tête, une djefna de couscous toute fumante tapissées de pois chiches et de morceaux de viande. Des enfants les suivaient avec des bidons métalliques remplis de sauce et de petits paniers où cliquetaient des cuillères en bois de chêne. Aussitôt qu’on déposa les grands plats de couscous, des cercles d’invités se formèrent. Les enfants distribuèrent les cuillères et tous les invités entamèrent le déjeuner avec avidité. Les femmes poussaient des you-yous par intermittence pendant toute la durée du repas.

-Tu manges avec les yeux ! On dirait que tu sors d’une prison ? Dit Fattan à un adolescent.

-Le couscous, j’en raffole ! Il y a longtemps que je n’en ai pas mangé, répondit-il.

-Fouille de ton côté ! Tu trouveras peut-être de la viande, dit Fattan en éclatant de rire.

-Avec un morceau de viande, le bœuf noir renaîtra dans mon ventre ! Plaisanta l’adolescent.

      Les villageois et les ruraux ne se préparaient ni aux aléas de l’existence et ni aux châtiments du Créateur, en clair du Mektoub. En outre, la procrastination est bannie de leurs traditions. La gestion du présent dicte l’accomplissement immédiat des devoirs et la réalisation de tous les projets. La conception atomistique du temps les contraint à vivre au jour le jour. Les doigts anonymes de la cruelle destinée égrènent, tel un fidèle son chapelet, les minutes, les heures et les journées.

Abdelkader FERHI

Extrait du roman inédit “Le Polygone des Prédateurs”.

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Abdelkader Ferhi

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Abdelkader Ferhi est né le 30 janvier 1951 à Tipaza. Il a fait ses études primaires et moyennes dans sa ville natale, secondaires au lycée Ibnou-Rochd de Blida et supérieures à l’université d’Alger. Titulaire d’une licence en lettres françaises, il a enseigné de 1976 à 2011 au lycée Mohamed Rékaizi puis Taleb Abderrahmane de Hadjout. Il a été aussi chargé de l’encadrement des professeurs du moyen à l’Université de Formation Continue. Abdelkader Ferhi a commencé depuis 1972 à publier des poèmes dans des anthologies de prestige et à collaborer aux journaux nationaux et étrangers. Aujourd’hui retraité, il se consacre pleinement à l’écriture littéraire. L’auteur de « Soleil Totémique » est connu du public Algérien par ses poèmes publiés dans des anthologies, ses contributions à la culture et ses articles de presse.

1 réflexion au sujet de « Le rite de la survie – Abdelkader Ferhi »

  1. Les pratiques rituelles caractérisent toutes les sociétés de la planète. Lorsque la petitesse humaine se trouve confrontée à l’infiniment grand, elle évite les progrès des sciences jugés inefficaces pour recourir aux rites censés vertueux. Une même destinée rapproche les peuples. Quelle que soit notre culture, on croit toujours à une Puissance transcendantale qui protège,fait pleuvoir des richesses et parfois châtie lorsqu’on enfreint ses recommandations. Cette histoire racontée avec lucidité et beaucoup de soin est véridique.

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