Sous le pont Mirabeau coule la Seine, Apollinaire l’a écrit. Il est très observateur cet homme tout de même, qu’il le soit est une évidence.
Je n’arrive pas à la cheville de ce poète, loin de là mais pourtant je vais écrire: ” Sous le pont de Beaugency nous parle la Loire.”
Car elle est bien vivante cette Loire, en effet ! Ce n’est pas une eau dormante de quelque étang solognot non loin de là. Encore moins une eau saumâtre prisonnière d’un bois jouxtant le Fleuve Royal après le recul d’une crue saisonnière.
La Loire… Ma Loire. En passant sous les arches du pont au printemps elle frétille, s’égosille, se la joue musicale. Elle nous émoustille au bras d’une jolie personne et contribue certainement à nous rendre amoureux, même si le bruit sourd des automobiles franchissant le tablier de la superstructure couvre le chant mélodieux des oiseaux.
En été elle paresse entre ses longs bancs de sable, des pierres dépassant de son lit. Quelquefois même une petite cascade que l’on voit couler entre deux piliers se tarit, ne laissant apparaître que son chemin de passage en béton.
L’étiage est alors très bas et il serait possible de traverser ” Sa Majesté ” à pieds. Mais attention, elle ne se laisse pas profaner impunément et parfois tend ses pièges mortels aux imprudents qui voudraient s’y aventurer.
A l’automne elle bouillonne, rage, emmène tout sur son passage, remodelant ses berges, les nettoyant de la pollution humaine par la même occasion . Du moins la déplaçant.
Des arbres morts venus de contrées que l’on imagine lointaines filent sur l’onde telles de rapides pirogues. Gare aux canards et autres volatiles qui se trouveraient sur leur passage !
Il arrive qu’un de ces mastodontes aux branches tentaculaires vienne s’empaler contre un pilier du pont, comme pour tenter de fracasser ce noble édifice qui semble gêner une Loire en furie dans sa course folle vers un océan libérateur.
L’hiver elle frissonne sous ses brumes basses. Parfois elle s’endort, silencieuse sous un drap blanc immaculé en fine glace, emprisonnant les pieds de ce long dragon comme pour le retenir de vouloir s’exiler vers des contrées plus exotiques.
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Sur les quais subsistent de gros anneaux d’amarrages. Que de chalands, de gabares, de barges et de toues, de fûtreaux et même de péniches s’y sont arrimés.
Comme pour saluer ce pont ancestral et majestueux, les plus hauts mâts devaient être abaissés, voile blanche comme habit d’apparat.
Le pont de Beaugency, le ”pont du Diable” autrement appelé comme le veut la légende, enfin une des légendes s’y attenant. C’est le Diable lui-même qui l’aurait bâti en une nuit en l’échange de l’âme de la première personne qui le traverserait. Monsieur le maire de la commune, homme encore plus malin que ”le Malin”, le fit franchir par un chat.
C’est un curieux puzzle en trois dimensions, un assemblage de pierres fait de plusieurs tronçons rebâtis selon l’architecture en vogue à l’époque de sa restauration.
Ses trottoirs sont de magnifiques balcons pour observer la faune aquatique qui peuple ce fleuve sauvage. En période de reproduction c’est un véritable ballet aérien offrant sa représentation virevoltante et sonore, gratuite qui plus est, devant un public toujours aussi conquis.
Deux arches enjambent le quai. La plus petite est fermée par de grandes portes noires ; qu’y a-t-il à l’intérieur ? Mystère . Rien peut-être.
Précaire abri contre les rayons cuisants du Soleil et les ondées malveillantes pour les promeneurs sans protections adéquates, la plus grande est un passage obligatoire si l’on veut éviter de gravir les escaliers aux marches glissantes usées par des siècles de souliers et les intempéries.
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C’est en traversant ce trait d’union entre les deux rives par un beau matin d’été, me dirigeant vers mon lieu de pêche favori, lancer en main, qu’une étrange aventure m’arriva. Laissez-moi vous la raconter…
Tandis que j’avance d’un pas ferme et décidé, une joggeuse me double en foulées légères et rapides… ”Ah c’est beau la jeunesse ” me dis-je ! Mais à une dizaine de mètres devant moi je vois tomber comme un petit carnet rose de sa poche. J’ai bien essayé de l’appeler de toute ma voix de stentor enroué par une laryngite à peine éteinte, mais avec ses écouteurs sur les oreilles, peine perdue.
Courir après pour la rattraper ? Non ce n’est plus de mon âge… D’ailleurs il y a belle lurette que je ne cours plus après les filles, mon épouse ne me le permettrait pas !
A part l’attraper avec mon lancer comme je ferrerais un joli poisson… Allons, mon hameçon lui déchirerait la peau… Quelle idée de clown !
Je me penche donc pour ramasser ce qui est effectivement un petit carnet… Oui malgré mon âge je peux encore me baisser et surtout me relever après… Ne riez pas s’il-vous-plaît !
Peut-être s’y trouvera-t-il à l’intérieur une quelconque indication la concernant pour lui rendre ce précieux bien ? Sinon adieu partie de pêche, heureux le poisson suicidaire qui se serait laissé berné par mon leurre, j’attendrai que cette personne repasse en sens inverse… A moins qu’elle soit déjà sur le retour ? Dans ce cas je vais attendre pour rien… Je ne sais que faire.
Je décide d’ouvrir cette petite chose rose pendant que les mouettes blanches poursuivent leur vol et leurs cris sous un Soleil réchauffant l’atmosphère de ce petit matin bien sympathique.
Rapidement je tourne les pages cherchant en vain quelques notes ressemblant à une adresse, un numéro de téléphone…Rien de tout ceci mais la disposition des écrits m’interpelle de suite… Ce sont bien des poèmes. Wouaw !
Je commence à lire… Mais oui je suis curieux, et alors ? Mais… Mais ce style d’écriture me rappelle bien quelque chose et…. Oui je connais ce poème ci, puis l’autre aussi… C’est Rose qui écrit ces poésies… Nous publions sur le même site et nous ne sommes pas avares de commentaires l’un envers l’autre. Nous avons pu ainsi découvrir que nous habitons tous deux cette ville, mais jamais nous ne nous sommes rencontrés. Entre nous s’est lié beaucoup de respect et certainement quelques notes d’amitié.
Les fesses appuyées sur le parapet du pont, je ne sais toujours que faire… Lui envoyer un message par le biais de notre site ? Attendre là son passage éventuel ? That is the question…
En vérité il n’y a que peu d’habitations dans la partie Sud de Beaugency, alors je décide d’attendre… Combien de temps ? On dit que les femmes se font toujours attendre… Oui mais là elle courait tout de même !
La curiosité de rencontrer cette jeune femme me fait oublier la déception d’une partie de pêche qui s’avérait comme à l’habitude probablement… Infructueuse… Qu’importe.
J’aurais voulu l’accueillir une rose à la main, mais si je m’éloigne pour me rendre chez le fleuriste, Rose risque de me passer ”sous le nez”. Puis à cette heure matinale le magasin est peut-être fermé. De toute façon je viens de réaliser que je n’ai pas un sou en poche… Affaire réglée !
Au bout d’un temps indéterminé qui me parut très long… Je sais la patience et les hommes, ce n’est pas ça… Une fine silhouette dont je reconnais la couleur des vêtements se profile au loin.
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Pendant mon attente je m’étais échafaudé tout un scénario, projeté un film; le voici…
Arrivée à ma hauteur, cette jeune femme d’une trentaine d’années s’arrête devant moi, regarde avec un air étonné ce morceau de sa vie que je lui tends depuis quelques secondes, porte une main à sa poche pour constater l’absence de son petit livret rose.
” C’est mon carnet” me dit-elle, ”merci j’ai beaucoup de chance que vous l’ayez trouvé.”
- En effet Rose, le hasard fait bien les choses parfois.”
- Vous me connaissez ? Je ne pense pas avoir noté mon prénom dedans” me dit-elle
visiblement surprise.
Pendant que nous parlons je la dévisage. Elle est à peu près telle que je me l’imaginais, mince, cheveux bruns coupés courts. Sa tête est entourée d’un bandeau rose… Décidément elle aime le rose Rose.
”Mon prénom est André, cela ne vous dit rien ? ”
Sans trop hésiter elle me lance
” André le poète ?”
J’esquisse un large sourire, Rose comprend qu’elle ne s’est pas trompée de bonhomme.
Pendant que délicatement elle récupère son carnet et l’enfonce bien profondément dans la poche de son pantalon de jogging, Rose reprend son souffle et un large sourire enjolive son visage. Nous restons là à nous regarder tout en nous souriant ne sachant trop quoi se dire.
Le silence peut être pesant quelquefois, mais vite je trouve une échappatoire.
”’ Il commence à y avoir trop de bruit sur ce pont avec les autos, allons plus loin au calme”.
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- D’accord ” me rétorque-t-elle.
” Je ne peux même pas vous offrir quelque chose à boire, je n’ai pas un centime sur moi.”
Bah oui, je suis plutôt galant avec les femmes…
” Ne t’inquiète pas, de toute façon je n’aime pas aller dans les bars” me rassure-t-elle.
Me voici détendu à présent qu’elle m’a tutoyé. Je vais en faire autant et pendant que j’engage la conversation, je lui indique du doigt le banc isolé sur la rive sud.
” Allons là-bas, nous y serons bien pour discuter si tu as un peu de temps libre . C’est quand même un sacré hasard de se rencontrer ainsi, je ne pense pas vous avoir…. Pardon… T’avoir déjà vue quelque part.
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- Moi non plus, en général je me souviens assez bien des visages que je croise.”
Pendant que nous nous mettons en route je lui demande…
”Alors dit-moi, comme ça tu cours ? ”
-
- Oui mais pas assez souvent ” me répond-elle poliment.
Mais elle est idiote cette question ! Je m’en rends bien compte… Elle n’est pas en train de tricoter un pull pour l’hiver.
Je veux rebondir sur quelque chose de plus intelligent mais je sèche un peu.
” Tu as toujours ton petit carnet sur toi ou tu sèmes des objets comme le Petit Poucet pour retrouver ton chemin ? ”
Mon humour visiblement ne l’a pas touché…
” Oui je ne pars jamais sans lui, mais là j’ai bien failli ne plus le retrouver.
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- Et tu cours avec tes poèmes déjà publiés ? C’est grâce à eux que je t’ai reconnue.
- Effectivement mais ce n’est pas parce que j’aime les relire, juste j’essaie de faire une continuité dans mes textes, un peu comme dans un roman.
- Ah c’est bien !”
Là j’ai pris conscience de toute l’étendue de la pauvreté de ma réponse. Je décide donc de me taire.
Arrivés à ce fameux banc, nous nous asseyons l’un à côté de l’autre.
” Tu te souviens ? Un jour je t’ai appelé ” la poétesse de la nuit ”.
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- Oui je me rappelle bien.
- Je te trouve moins tourmentée dans tes derniers écrits, enfin c’est juste mon ressenti.
- Tu as raison mais tu sais ça dépend des jours.
- Des nuits plutôt…
- Je n’écris jamais le jour, je me contente de prendre quelques notes sur mon carnet.”
Je me permets d’être un peu plus indiscret, tous deux savons de quoi il s’agit.
” Crois-tu que tu vas te sortir de cette solitude d’âme qui te fait parfois tant souffrir ?
— Je l’espère toujours tu sais, mais plus le temps passe, moins j’y crois.’
— Tu es jeune et tu dois y croire encore… Pourtant tu as raison, le temps passe si vite !
Son visage a changé, est devenu plus sombre et son sourire a disparu. J’ai vu qu’il ne fallait pas poursuivre sur ce sujet trop sensible.
” Tu allais à la pêche ? ” me demande-t-elle avec son sourire revenu pour couper court à cette discussion.
Je n’ai pas osé lui dire la vérité.
” J’en revenais et comme bien des fois je n’ai pu ressortir de la Loire que des vieilles savates.”
Et allez donc ! Encore une pointe d’humour tombée à l’eau… Elle m’a souri certainement pour ne pas me vexer.
Quelque chose est en train de se passer en moi. Mon visage devient figé, presque crispé. Cette jeune femme qui est en âge d’être ma fille me trouble. Sans pour cela être jolie selon mes critères, je lui trouve un certain charme… Beaucoup de charme.
Je sens mon cœur se mettre à battre la chamade; serais je revenu à l’âge ingrat de l’adolescence qui m’a valu tant de déconvenues… Merci l’acné juvénile !
Mais que m’arrive-t-il ? Je n’ose la regarder dans les yeux et mon attention se pose sur sa bouche. Elle ne sourit plus mais ses lèvres légèrement entrouvertes laissant apparaître un peu de ses incisives m’attirent tel un aimant. Je lutte contre moi-même pour ne pas approcher ma bouche de la sienne et une certaine virilité commence à s’éveiller en moi.
Rose l’a bien remarqué et je ne sais plus quel comportement adopter. Oh que j’aimerais que ce soit elle qui prenne les devants, qu’elle approche ses lèvres des miennes ou bien qu’elle se lève, interrompant cette situation gênante pour moi et pour elle aussi très certainement.
Que ressent-elle pour moi en ce moment ? Une attirance ou tout simplement de la curiosité ? Elle doit s’interroger, qui je suis vraiment. Je ne veux passer pour un pervers, pas plus que pour un timoré un peu trop timide.
Ses mains se posent sur les miennes. Ses paupières se ferment doucement, nos lèvres se rejoignent … Un long et langoureux baiser s’en suit tandis que mes mains se tournent pour emprisonner les siennes si frêles.
Un coup de tonnerre retentit ; oui un vrai coup de foudre ! Mais rien à voir avec une flèche décochée par Cupidon, car une pluie d’orage s’abat soudainement sur nous. De grosses gouttes nous sortent de notre bulle. Nous courons nous réfugier sous l’arche du pont à quelques mètres de là.
Nous nous regardons, troublés par cette aventure, ne sachant si nous devons reprendre notre baiser interrompu ou nous en tenir là. On se sourit un peu bêtement je dois dire.
Nous discutons de choses et d’autres, des sujets sans grand intérêt, aucun de nous n’ayant pris l’initiative de poursuivre notre idylle naissante, notre baiser si vite avorté… Allez savoir pourquoi, la différence d’âge peut-être… Je ne sais pas.
L’averse, je voudrais qu’elle dure longtemps, très longtemps. Malheureusement elle s’en est allée trop rapidement mouiller d’autres pauvres promeneurs, du côté du labyrinthe probablement. .
Rose est partie comme elle est venue, en courant d’un pas léger, ne me laissant qu’une feuille arrachée à son petit carnet et beaucoup de regrets, partagés entre l’avoir embrassée comme si sa vie n’était pas assez compliquée, et ne pas avoir tenté de poursuivre une histoire aussi insolite qu’exaltante. Me reste en mémoire la douceur de ses lèvres. Un dernier sourire avant de disparaître trop rapidement en remontant sur le pont, moi incapable de bouger tel un poteau planté sur la rive.
Je plie et range soigneusement ce petit carré de papier blanc dans ma poche où elle m’a noté son numéro de téléphone. Oui peut-être aurais-je dû le jeter dans la Loire. Je le garde cependant, on ne sait jamais. Puis c’est pour moi comme un trophée, une victoire contre ma timidité, ma vengeance sur une jeunesse où je n’ai jamais pris mon courage à deux mains.
Aller plus loin ? Je ne sais pas, je ne suis pas ainsi. Aurai-je osé braver les interdits de ma vie ? Mais c’était tellement bon d’y penser… Ne conserver que ce merveilleux souvenir d’une improbable rencontre.
Je n’ai même pas songé à lui demander dans quel quartier de la ville elle habite…. C’est peut-être mieux ainsi, cela m’écartera de toute tentation d’aller plus que de raison m’y promener avec l’espoir de forcer le hasard et de lui dire ” ah quelle surprise, je ne m’attendais pas à te voir aujourd’hui.”
Il est temps de rentrer à présent, plus le goût pour la pêche.
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Je sors de mon rêve éveillé pour retourner dans la réalité.
Portée par sa foulée elle arrive à quelques mètres de moi. Je lui tends à mi-hauteur son petit carnet. Elle s’arrête le temps de me le prendre avec un sourire agréable, de me remercier aussi chaleureusement que rapidement, puis reprend sa course sans que je n’ai pu placer un seul mot.
Moralité… Du rêve à la réalité il n’y a qu’un pas… De géant.
J’ai bien aimé Alain Salvador, votre nouvelle. Elle débute par cette Loire que vous décrivez parfaitement sous toutes les coutures, et se termine par une histoire, à valoir un amour d’une originale mouture. Cordialement. David
Un régal de vous lire Monsieur…vous devriez écrire des scénarios pour un metteur en scène! les 5 étoiles ne suffisent plus!!!
J’ai réussi à oublier que c’était un rêve. Dure retour à la réalité réussit 😉
Le pont des illusions Quel merveilleux récit, que vous nous avez offert dans cette lecture ;vous m’avez transporté près de cette Loire que vous aimez tant ! bonne journée aux bords de celle-ci Blanche