Le Chant de Nietzsche – André Nolat

 

Le 3 janvier 1889, la démence assaillit Frédéric Nietzsche à Turin. Un ami, Franz Overbeck, le ramena à Bâle, par le train, afin de le calmer. Quand le wagon de troisième classe, non éclairé, s’engagea dans le noir tunnel du Saint-Gothard, le philosophe, jusqu’alors hébété, silencieux, se mit à chanter une de ses cantilènes intitulée «Venise». Et, pour un instant, ce chant très beau effaça le désordre et la nuit ; effaça le Destin.

Ainsi, depuis que l’homme a pris conscience de lui-même, son vrai visage s’est révélé dans son rapport au Destin… Dans une des mythologies les plus élaborées du monde, la mythologie grecque universalisée par Rome, le Destin – issu du Chaos et de la Nuit, force aveugle, inexorable, dont les ministres se nommaient les Moires, le bras de justice : Némésis et ses Érinyes – tenait, sous son incompréhensible empire, les dieux et les hommes, les cieux et la terre, la mer et les enfers.

De même, pour un Occidental agnostique, à l’aube du troisième millénaire de l’ère chrétienne, le Destin, moderne fils du hasard et de la nécessité, régit l’univers depuis que celui-ci a pris son élan polychrome dans l’espace et dans la durée. Il préside à toutes les naissances. Il édicte ses lois dont seuls les humains ont plus ou moins conscience. Il s’impose, en bonne ou mauvaise part, à tout ce qui vit. 

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C’est lui qui perd Villon, isole et dépouille Rembrandt, qui affole Goya, qui ronge Van Gogh. C’est lui qui conduit Verlaine et Wilde en prison, les amène à se convertir et les ramène ensuite à leur déchéance. C’est lui qui réduit Rimbaud au silence, qui en fait le fils complet de Vitalie Cuif, transformant ses songes de cristal souillé en rêveries d’épicier ou d’ingénieur manqué.

C’est lui qui fait, comme un torrent boueux, rouler le sang noir dans les veines de Nerval, de Baudelaire, de Maupassant, de Bloy, de Drieu la Rochelle, de Céline. Le sang du délire, du meurtre de soi-même… Le Destin, avec ses myriades d’auxiliaires, avec le temps, finit toujours par rattraper l’homme. Pire : il est en lui. Après la douleur, il y a la douleur et encore le Destin.

Mais on peut le cerner, en nommer les figures. Il laisse à chacun une part de liberté conditionnée, plus ou moins étendue… Lorsqu’un individu a compris que le moindre de ses actes, de ses choix, la moindre de ses rencontres, de ses paroles peuvent modifier sa destinée, il a la faculté de se concevoir à  partir de ce qu’il est. En accord ou contre sa condition, il peut essayer de tracer sa route et de se tenir droit. De plus, des êtres, mieux armés, portent les couleurs de la lignée ; ils maintiennent le Destin à une distance convenable. Ce sont les sages, les miséricordieux, les héros, les artistes. Ceux-là mêmes dont le nombre diminue lorsque s’achève une civilisation, lorsque le vernis cède à des démons mineurs ou majeurs, à des forces coalisées que des barbares matérialisent.

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Mais, quand Goya oppose à la maladie ses quatorze peintures noires, quand Baudelaire termine les quatorze vers de « Recueillement », six années avant de mourir quasi muet, le chant de Nietzsche s’élève de nouveau ; quand Rimbaud dresse contre ce qu’il hait les draperies de son imaginaire, ses poèmes rageurs ou purifiés par le vent du matin qui vient toujours avec l’étoile, de nouveau s’élève le chant de Nietzsche.

Quand dans l’œuvre désespérée, au fond, d’Elsa Triolet se dessine la forme d’une rose, quand Artaud met en scène et en mots les cris de sa démence, quand Frida Kahlo peint pour défier son infirmité et sa maladie, quand Marceline Desbordes-Valmore versifie les malheurs de sa vie, le chant de Nietzsche brise les murs de ces prisons… Sans doute, ce chant s’éteindra-t-il un jour avec la provisoire espèce humaine… Pour l’instant, le plus petit acte de courage, de bonté, de sacrifice, le geste de pardon de l’esclave crucifié pour son bourreau et le plus infime des gestes créateurs chantent à la manière du malheureux écrivain qu’un train emportait vers l’asile et la mort.

Car, ainsi que l’écrit Malraux dans sa splendide préface au Sang noir, en 1935 : « Le plus grand art est de prendre le chaos du monde et de le transformer en conscience (…). Mais celui qui vient après, c’est de choisir son chaos et de lui donner sa propre marque, de faire des hommes avec des ombres, et de sauver ce qui peut être sauvé des vies les plus dérisoires en les ensevelissant dans ce qu’elles ignoraient de grand en elles. »

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Guy André Talon

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J'ai publié, chez de petits éditeurs sérieux et en autoédition avec souscription, sous le pseudonyme d'André Nolat (que je tiens à conserver), des plaquettes, des nouvelles, des chroniques, des essais. Je ne m'en prévaux guère.
Par ailleurs, je vis seul depuis le décès de ma compagne, et j'aime lire, écrire, voir des films, des débats télévisés, etc.
Quant à ma vie passée, plus agitée, elle a fait l'objet de divers récits liés à des lieux où j'ai vécu - presque tous détruits ou métamorphosés... C'est pourquoi à partir d'un certain moment de son parcours, je crois qu'on peut dire, citant Céline, " qu'on est plus qu'un vieux réverbère à souvenirs au coin d'une rue où il ne passe déjà presque plus personne."

2 réflexions au sujet de “Le Chant de Nietzsche – André Nolat”

  1. Très beau texte, Guy André, le style, les références et clins d’œil qui traversent le temps et les lieux s’écoulent avec harmonie, presque paisiblement pour exprimer ce chaos, ce tout et ce rien, le conscient et sa part à l’ombre des chimériques mais ô combien bénies illusions du destin.

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