La Dictée – Charlotte Dubos

Ici on n’attend pas de toi
Que t’exprimes quoi que ce soit
Contente-toi de laisser la voix
Prendre les rênes de ton stylo plume
Sans faire de vagues
Sans ratures, sans accroc, sans rancune
Point d’exclamations
Sans même que t’aies à y penser
Tu verras ta vie inscrite à l’horizon
Point de réflexion
Une voie cimentée cueillera tes pas
Ce sera facile, tu verras
Alinéa

Leçon numéro un
C’est par ton travail que tu seras quelqu’un
Enfin, c’est pas vraiment le tien
Plutôt celui qui te possède
Comme ta maison, ta voiture, ton écran,
Ton plan épargne logement
Faudra que tu trimes, pas le choix
Accent grave
C’est ça ou le chemin de croix
Que les maux des marginaux pavent
Plus saine est la route des esclaves

Faudra que tu travailles pour payer le loyer, le câble
Une nourriture passable,
Payer ton essence,
Et toutes tes assurances
Payer le nécessaire
Et ton confort sécuritaire

Tu gouteras la saveur amère
Des jours cadrés par les horaires
Tu seras dans la course des grands
Plus le temps
D’aller poser quelques pensées
Sur la sépulture de ta liberté
Tu subiras les abus d’un chef abruti
Qui te fera payer la nullité de sa vie
Sacrifiée à l’ascension hiérarchique
Grand parmi les microscopiques

Tu travailleras, point à la ligne
Bureau, guichet, usine
A toi de choisir ton décor carcéral
Et d’achever l’enfant en toi, car ses râles
Remueront quelque chose de désagréable
Dans ta conscience programmable

Le soir tu t’écrouleras sur le canapé
Pour t’abrutir devant des émissions et images détournées
Si tu parles de capacité
C’est en termes de giga-octets
Tiret
Car les cerveaux sont de plus en plus atrophiés
Et les hommes de plus en plus assistés

Tu vivras pour les week-ends et de courtes vacances
Dépensant ton argent pour poursuivre une absence,
Le reflet manipulé d’une vie rêvée
Continue d’écrire, petit
Virgule
Le script de tes rêves est dicté lui aussi
Majuscule
Pouvoir, gloire, luxe, luxure
L’égo gonflé de démesure
Tu contempleras tout ça en salivant d’en bas
Pas facile de prendre de la hauteur quand c’est la télé qui t’élève n’est-ce pas ?
Aigri, tu ressentiras sûrement le besoin
D’en vouloir à quelqu’un
Deux points
A défaut de fondements d’opinion
Tu ingurgiteras quelques clichés faciles
Pour cracher à chaque occasion
Ton venin hostile

Certains soirs au milieu des foules
Une clope à la main et un verre dans l’autre
Tu critiqueras le système de tout ton saoul
Puis le lendemain t’iras faire le plein
Et remplir ton cadi
Vingt sur vingt
Tu seras le meilleur élève du système qui t’a volé ta vie

Tu continueras ton chemin sans trop de questions
Point d’interrogations
Insomniaque car tu dors la journée
A voir les moutons défiler

Un jour tu te réveilleras étourdi
Vissé à une chaise
A te demander où est passé le futur que tu t’étais promis
Parenthèses
Quand t’étais assez naïf pour penser que le bonheur suffit

C’est la fin de la dictée
Si t’as pas trop de fautes à ton actif
On te lâchera quelques miettes, peut–être une maigre pension
Point de subvention
A défaut d’une somme décente
Faudra que t’encaisses les remords
Et les douleurs lancinantes
Du cœur et du corps

Tu t’éteindras en rêvant de remonter le temps
Pour aller dire à l’enfant que t’étais
Ouvrez les guillemets
Bouche-toi les oreilles, écris ce que tu veux
Et tâche d’être heureux avant d’être vieux
Leur décor est un dédale
Pour t’en rappeler l’envers
Écoute ma voix :
Elle apostrophe en vers
Point final

Écrit en janvier 2019

http://www.poesiedesrues.com/ecrits-collateraux/la-dictee

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