DANCING – ANDRÉ NOLAT
1: Chansons
J’ai dans la tête un vrai juke-box empli de musique et un orchestre qui joue surtout trois chansons dont deux créées par les flamboyants orchestres des hôtels-casinos de La Havane gouvernés par Meyer Lansky de la fin des années 1940 à l’arrivée des troupes de Castro le 1er janvier 1959.
La première se nomme Quizas, Quizas, Quizas, un boléro écrit par le compositeur Oswaldo Farrés en 1947. Ce titre a été adapté cent vingt-six fois selon Wikipédia. En anglais, sous le titre Perhaps, Perhaps, Perhaps chanté par Nat King Cole ; en français sous le titre de Qui sait, Qui sait, Qui sait avec des paroles de Jacques Larue qui fut, entre autres, le parolier français de Bambino, Nuages, Avril au Portugal, etc. Qui sait fut interprété, d’abord, par Luis Mariano et a connu, depuis 1949, un très grand succès.
Tu jures que tu m’aimes
Bien plus que moi je t’aime
Pourtant je dis quand même
Qui sait, qui sait, qui sait.
La seconde est un merveilleux tango : Hoy (Nuits en français), composé par Rico Truxillo (pseudonyme) et Ramon Chiloë avec des paroles de Jean Jouenne. Nuits fut chanté, en premier, par Pierre Malar lancé par Piaf en 1945. C’est un de ces tangos où l’on danse sous les reflets de la lumière noire qui bleuit les surfaces blanches, robes, chemises, et transforme les danseurs en étranges et phosphorescentes silhouettes d’aquarium. Il commence par ces vers :
Nuits plus belles que les jours
Ardentes nuits vous qui bercez tant d’amours
Combien d’amants se sont unis déjà
Quand lentement sur nos ivresses d’ici-bas
L’ombre apaisante étend ses bras.
Enfin, la troisième, la plus célèbre, sans doute, composée par Pablo Bertrán Ruiz en 1953 et qu’il enregistra ainsi que Perez Prado l’année suivante se nomme Quién Será. Peu connue à ses débuts, cette chanson devint un mambo puis un cha-cha-cha d’une ampleur mondiale. Aux USA, elle fut adaptée sous le titre Sway qu’interpréta, en 1954, Dean Martin avant beaucoup d’autres. En France, ce fut C’est si doux (paroles d’Hubert Ithier) chanté, en particulier, par Marie-José et Annie Gould que j’ai un peu connue quand elle vint, pour une saison, au Montmartre, le dancing de ma jeunesse et de mon cœur. Mais voici le début des paroles originales telles que les chante encore aujourd’hui le Colombien Danny Frank installé au Mexique avec son orchestre :
Quién será la que me quiere a mi ?
Quién será ? Quién será ?
Quién será la que me dé su amor?
Quién será ? Quién será ?
2 : Duel en dentelles
À une série de chatoyants paso doble, succèdent des slows. Puis, après quelques minutes de répit, l’orchestre attaque un cha-cha-cha. Pourtant, malgré le rythme enthousiaste de la chanson, il me semble qu’un calme bizarre s’est étendu sur la salle à laquelle je tourne le dos. Est-ce le silence, bien connu, qui annonce l’orage, le rif ? Huguette, la patronne, me prend le bras : « Regarde, dit-elle, et apprécie ! »
Je m’aperçois que le spectacle est déjà commencé. Il s’agit d’une sorte de duel, d’un affrontement spectaculaire entre deux filles, Sylvia et Marie-Thérèse. Isolées sur la piste, elles dansent avec tant de conviction que leurs cavaliers versent dans l’anonymat. Elles dansent comme on s’affrontait jadis sur les fortif’s. C’est le combat, sans merci, de l’expérience et de la jeunesse. Sylvia, qui s’explique rue des Minimes, porte un ravissant tailleur rose fuchsia de la même couleur que ses souliers à hauts talons. Sous son corsage griffé de soie noire à festons rouges qui semble trop étroit d’une taille au moins pointent des seins orgueilleux. Elle a vingt-six ans, un corps splendide fait pour l’amour. Ses cheveux blonds, coupés courts, striés de mèches roses, valorisent son visage trop rond, puéril, mais savamment fardé. Elle se déhanche, avance le pied, fléchit le genou avec une grâce singulière. Par contre, Marie-Thérèse, qui se dit femme d’industriel, a largement franchi la quarantaine. Prétentieuse, antipathique, elle vient au Montmartre avec l’arrogance d’une reine choyée par son couturier. Manteaux, robes, bijoux, fards, parfums, tout ce qui la pare est de prix. Annie, qu’elle rabaisse en termes châtiés, choisis avec cruauté, la déteste, mais elle impressionne Huguette. À tort, sans doute, car Petite Renée qui connaît son monde m’a assuré, un soir où nous l’avons aperçue dans une brasserie sélecte, qu’avant la guerre, en sa jeunesse, elle faisait la fenêtre dans une rue voisine du parc et que, par la suite, elle avait épousé un homme âgé, riche, qui satisfait à tous ses caprices et vit, cloîtré, dans un hôtel particulier de Royat.
Quoi qu’il en soit, grandie par une coque de cheveux sombres, ombrageuse et condescendante, cette femme se dérobe aux questions, fait allusion à son « club », à des croisières en Méditerranée, à des voyages à Rome, à Londres… et, de toute évidence, elle a du carbure. Souvent, elle déboule après minuit au bras de mecs jeunes, bien balancés, silencieux, qu’elle s’envoie et qu’elle paie. Elle danse comme on danse après vingt-cinq ans de pratique ; sans une erreur, sans un écart. Mais il y a dans ses mouvements, habiles et dédaigneux, une saccade, une brisure qui s’accentue. On dirait la poupée des contes d’Hoffmann, mais une poupée dépourvue de fraîcheur et d’innocence, une poupée dont les yeux ont viré au noir des ciels d’orage. Au milieu de la danse, déjà, elle a perdu la bataille. Toute la clientèle du bal, immobile, muette, regarde la scène. Parmi ces spectateurs, j’aperçois Éva, Vickie la Sirène avec sa robe de lamé, Yvette, Rachel près de deux sœurs jumelles, ravissantes métisses aux yeux pailletés, Beau Sourire, Gina, Marie-Anne, Mlle Jo, Michelle la Brune, très belle dans son pantalon de soirée vert sombre et sa tunique vert jade, avec ses cheveux de nuit coupés à la Cléopâtre, Cathie et Annie de l’Olympic-Bar. Les hommes, en complets gris acier, gris clair, bleus ou noirs, admirent, en connaisseurs, le corps de Sylvia duquel s’échappe une odeur de jasmin. L’ensemble, harmonie de taches multicolores, disposées pourtant au hasard, forme une composition vivante, un compromis entre l’impression fugitive et le tableau, entre ce qui passe et ce qu’on doit saisir.
Il y a, dans l’acharnement de Marie-Thérèse, quelque chose de pathétique. Bien que l’orchestre étire la danse au-delà de la norme, elle ne cédera pas. Son masque de fin de règne semble sur le point de se défaire, des gouttes de sueur perlent sur son front, sa bouche entrouverte saigne sous l’éclat de la lumière de plus en plus vive. Lorsque, enfin, l’orchestre s’arrête, elle regagne sa table si visiblement vaincue que l’assemblée s’écarte et se tait. Sylvia, fraîche comme une rose au matin, virevolte puis se presse contre son cavalier. Dès que l’accordéoniste lance les premières notes de Julie la Rousse, le couple, applaudi, amorce la valse à l’envers.
Huguette siffle légèrement entre ses dents et ne dit mot. Du vestiaire, Annie, qui connaît ses classiques, murmure :
« Alors on se fane et on meurt
Comme toutes les fleurs. »
Puis elle ajoute, les yeux fixés sur la piste où des hommes une main derrière le dos entraînent leurs cavalières dans un tournoiement parfaitement accordé au rythme de la valse musette : « Quels danseurs ! Quels danseurs ! » Des jupes blanches plissées, à la mode, s’enflent à la manière des corolles de ces plantes qui ne s’ouvrent que la nuit. Un mélange compliqué de parfums se mêle à l’arôme des alcools fins, aux touches miellées du tabac blond. Grisé, j’aspire longuement ce cocktail d’odeurs afin d’en garder un échantillon que je conserverai dans un retrait de ma mémoire. Il me servira, dans le futur, pour « évoquer les minutes heureuses ».