XXXV – Ciel ! mes aïeux : Mademoiselle Angèle
J’aimerais ouvrir une parenthèse (sans oublier de la refermer pour ne pas vous imposer un courant d’air) pour en dire un peu plus sur mes grands-parents.
Du coté paternel, je n’ai connu de mon grand-père Victor que la photo de lui sur son lit de mort. Sertie dans un immense cadre, il veillait sur ma grand-mère, accroché au-dessus de la tête de son lit ramené de Saint-Brieuc. Celui-ci avait eu, comme on disait, une attaque qui l’avait laissé paralysé, incapable de bouger autre chose que les yeux. Il resta des mois en cet état, veillé par son épouse. Des années après son décès, ma grand-mère avait conservé ce lit lorsqu’elle déménagea pour rejoindre ses trois fils, tous exilés en région parisienne. Mon père lui avait réservé un appartement au rez-de-chaussée gauche de l’escalier où nous habitions au second étage. Il lui avait vanté par le menu détails tous les avantages de la résidence Les Iris à Antony. Cela dit, ma grand-mère, qui se prénommait Angèle, ainsi que le rappelaient les estampilles sur son linge et sur son unique bol, n’avait quitté ses Côtes du Nord (devenues Côtes d’Amor) natales que pour se rapprocher de ses enfants et petits enfants et elle le faisait savoir haut et fort : jamais elle ne sortait de chez elle, mais les attendait tous les dimanches.
Son emménagement ne passa pas inaperçu car dès 7 heures du matin, elle faisait résonner son antique moulin à café en céramique bleue accroché tout contre la porte d’entrée et le roulis sonorisait les quatre étages de l’escalier. Je suis aussitôt descendu plus d’une fois avec mon père qui avait un double de la porte de chez ma grand-mère. En la poussant mon père pointant aussitôt du doigt vers la tumultueuse broyeuse de grains en criant : « Arrête maman ! ,tu as réveillé tout l’escalier ». Et la grand-mère de crier en retour : « Pas la peine de crier Maurice, je n’ai pas mis mon appareil, je n’entends absolument rien. ». J’ai oublié de vous dire que ma grand-mère était totalement sourde sans son appareil auditif et sans son boîtier-pilote porté en bandoulière dans un étui en cuir cousu de ses mains. Pas très pratique de l’en extraire pour changer les piles, aussi, même avec son appareil et son boîtier, on ne savait jamais si elle nous entendait. La regarder prendre son petit déjeuner tenait du documentaire sur la Bretagne d’hier. Depuis son adolescence à Saint-Brieuc, elle portait toujours son inusable tablier de Plougastel, à poids gris (initialement blancs) sur noir. Sous nos regards à peine étonnés, Angèle (ses enfants l’appelaient souvent ainsi car ce prénom est instinctivement lisible sur les lèvres) sortait presque simultanément de sa boîte à pain un demi bâtard, de son garde-manger situé sur son balcon un quart de livre de beurre demi-sel et de son tablier le couteau à beurre pliant qui ne quittait jamais sa poche kangourou. A Saint Brieuc, il lui servait à goûter les pyramides de tous les beurres, de baratte ou non, le jour du marché au beurre. Avec une demi livre de beurre sur son pain à tous ses petits déjeuner durant plus de 80 ans, ma grand-mère n’a jamais eu un milligramme de cholestérol dans le sang. Quand son médecin s’en inquiétait, si elle le comprenait, Angèle haussait les épaules et lui répondait : « On voit bien que vous n’êtes pas breton. C’est une question d’habitude ».
Ma grand-mère parlait encore un peu le breton en arrivant à Antony, aussi avait-je demandé à mon papa d’acheter le méthode Assimil (qui n’a d’ailleurs toujours as été augmentée). J’y découvris que, comme en Anglais, les articles sont neutres, ni masculins ni féminins, aussi ne m’étonnais-je pas quand ma grand-mère me disait avoir perdu un vis…de son boîtier à piles. Le dimanche, ses fils se relayaient pour passer quelques heures avec elle et là encore, c’était un moment très théâtral. Je n’oublierai jamais ce fin de repas où, au moment du café, ma grand-mère avait rejoint son fauteuil de reine-mère, comme disaient ses fils, et se mit à sembler avoir un gros problème de santé. Elle se mit à respirer très fort, mit sa main sur son coeur, puis sur son ventre. Un par un ses enfants lui demandèrent ce qui sa passait. Alors elle les balaya d’un regard inexpressif et tout à coup tout alla subitement mieux. On entendit une explosion tonitruante après laquelle elle esquissa un sourire de soulagement en s’esclaffant « Une gaz ». Rassurés, ses enfants répondirent « Tu nous auras fait peur à tous pour pas grand chose », même si ce pas grand-chose fit fuir Koikoi, le teckel de tonton Jean, et que tata Marcelle dut ouvrir tout grands les deux battants de la fenêtre du séjour. « Sacrée Angèle ! » lâchèrent en coeur tous ses enfants et petits-enfants.