Chroniques d’un Enfant des Ages Obscurs, pages 11 à 15 – Dominique Capo

C’est pour me prémunir de tels dangers que j’ai choisi d’habiter 42 rue des Anciennes Loges. En effet, l’appartement que j’occupe est spacieux. Il est situé au cœur de l’un des quartiers les plus agréables de la capitale. Il est environné de tout ce qui m’est nécessaire – commerces de bouche, locaux administratifs, librairies, etc. – pour qu’Elisandre n’ait pas à s’en éloigner. Les raisons ne manquent donc pas pour que j’aie résolu de vivre à cette adresse.

Mais ce ne sont pas là les causes principales de mon emménagement ici. En fait, comme le nom de la rue l’indique explicitement, cette avenue a autrefois été le centre d’une intense activité Maçonnique. L’immeuble, en particulier, a été, au cours d’un fugace laps de temps, le lieu de réunion de Disciples du Grand Architecte de l’Univers. C’est dans une crypte aujourd’hui murée, située sous les fondations de l’édifice, que se sont rassemblés en 1792, en pleine « Terreur » et durant quelques semaines, des membres du Grand Orient de France et de la Grande Loge de France. D’après ce que j’en sais, le célèbre Cagliostro aurait participé à plusieurs de ses cénacles. Il ne faut pas oublier que celui-ci a été à l’origine de la résurgence de la Tradition Égyptienne au sein de la Franc-maçonnerie ; il a créé plusieurs loges s’y référant vers 1770. Et ce serait après son dernier passage que leur lieu de réunion aurait été déserté. C’est après sa dernière intervention que les souterrains y menant auraient été barricadés, que des sceaux destinés à mettre en garde les imprudents auraient été apposés sur ses parois.

Il est donc évident que cette Loge – unique en son genre – s’est éteinte dans des conditions plutôt mystérieuses. J’ai bien tenté d’en découvrir les raisons au moment de mon installation ici. J’ai poussé mes investigations assez loin dans le but de comprendre ce qui s’est jadis déroulé. Un jour, moins d’une semaine après mon arrivée, je suis descendu au sous-sol. Seul, relativement anxieux – mais la curiosité est l’un de mes plus grands défauts ; l’un de ceux que je parviens nullement à refreiner – et fébrile, j’ai longé ses corridors. J’ai palpé des heures durant ses murs de terre battue et de roches mal taillées. A l’aide d’une torche, je les ai attentivement sondé afin d’y déceler les espaces vides qu’ils étaient susceptibles de dissimuler. En vain. Il n’y a que dans l’un de leurs recoins les plus éloignés, contre une cloison suintante d’humidité partiellement recouverte de moisissures multicolores, que j’ai vaguement discerné quelque chose. Il s’agissait de graffitis très anciens. Ils dataient de bien avant la construction du bâtiment. Ressemblant à des formulations latines, ils partaient dans tous les sens. Certains s’étalaient sur un mètre de long, même si leur taille n’excédait pas trois ou quatre centimètres d’envergure. D’autres se chevauchaient pour se métamorphoser en phrasés indéchiffrables. D’autres encore – les plus intéressants à mon avis – étaient accolés de minuscules symboles spécifiques à la Franc-maçonnerie : l’œil d’Horus, le compas et l’équerre, le disque solaire. Hélas, ils étaient tous à moitié effacés ; non seulement du fait de leur emplacement et du mauvais état des lieux, mais aussi, parce que quelqu’un a tenté de les gratter dans le but de les faire disparaître. Il semble en outre que cette personne ne soit pas complètement parvenu à ses fins, puisque j’ai approximativement pu les entrapercevoir.

Je ne me suis pas attardé. Je suis remonté chez moi. Depuis lors, comme je l’ai déjà spécifié, je ne me suis ensuite plus jamais hasardé dehors. Donc, je n’ai pas eu l’occasion de les examiner de nouveau. J’ai malgré tout une excellente mémoire. Et, appréhendant depuis peu les effets dévastateurs de ce texte s’il avait le malheur d’être lu par des non-Initiés, je me suis souvenu de cet épisode. De fil en aiguille, des pans entiers de mon passé se sont mêlés à d’autres images éparses beaucoup plus anciennes. Je me suis réapproprié cet instant au cours duquel j’ai scruté ces relevés Ésotériques. Je me suis tout à coup demandé pourquoi nos Frères Maçons les y ont tracés à cet endroit précis. Il y a environ un mois de cela, j’ai commencé à me renseigner à leur sujet. Grace au site destiné aux Frères et aux Sœurs de la Fraternité, j’ai compulsé des centaines de documents se référant aux liens étroits que nous entretenons avec les Francs-maçons. Car, les statuts de notre Organisation, ce que le Sanctuaire représente à nos yeux est, à bien des égards, calqués sur une symbolique commune Par ailleurs, depuis 1853 et la naissance de notre Communauté, nos Hauts Conseillers, ainsi que nombre de nos Frères et de nos Sœurs les plus influents – ou non – les ont fréquentés. J’en veux pour preuve qu’en 1868, peu avant l’effondrement du Second Empire, Judicaël, en plus d’être le Guide d’alors de notre Ordre, a à la fois été Franc-maçon et Rosicrucien. Des rumeurs font état qu’il aurait également été membre de la Société Théosophique de Madame Blatavsky. D’autres on-dit prétendent que, dans les dernières années de sa vie – et avant qu’il ne réapparaisse au Sanctuaire en 1931 sous le nom de Théodus -, il aurait été en relation avec la Golden Dawn, le Groupe Thulé, ou la Sainte Vehme ; de sinistre mémoire pour notre Communauté comme pour le reste du monde.

En tout état de cause, durant plusieurs semaines, je n’ai mis au jour que des éléments épars et sans aucun rapport avec la crypte ayant existé au cours de la Terreur. J’ai lu et relu des centaines de pages rappelant notre passé commun. Par l’intermédiaire de notre site Internet, j’ai ressorti de nos archives des textes que personne n’a dû dépouiller depuis au moins une cinquantaine d’années. J’ai suivi le parcours de Frères et de Sœurs du même acabit que Judicaël. Mais ceux-ci ne m’ont mené nulle part. Ils ont uniquement ravivé le souvenir de mes années d’études, à l’époque où je n’étais qu’un « Novice », et où j’étudiais à la Bibliothèque du Sanctuaire l’Histoire de la Fraternité.

Je dois admettre toutefois que je n’ai pas mené mes investigations très loin. Si j’ai choisi cette adresse, c’est parce que j’ai su dès avant mon emménagement, que des Disciples du Grand Architecte de l’Univers y ont trouvé asile. Bénéficiant de cette information qui m’a, à l’époque, donné un avantage considérable sur Elias et ses affidés, je ne souhaite aujourd’hui pas que, par maladresse, je me rappelle au bon souvenir d’Aeüs.

Le peu que j’ai récemment appris m’a pourtant grandement impressionné. Pour moi, il s’agit d’un atout dont je peux me servir pour repousser les assauts d’éventuels Messagers du Sanctuaire. Ceux-ci auraient des scrupules à investir les lieux de force, je le sais. Le prestige de la Franc-maçonnerie est quelque chose qu’Aeüs ne considère pas à la légère. Il ne désire pas être le responsable d’un incident où les secrets d’une Loge disparue il y a plus de deux-cents ans risqueraient d’être révélés.

Or, le fait que je rédige cette Chronique remet tout en question. Je m’y suis préparé. Et c’est pour cela que j’ai pris des dispositions particulières, même si je ne suis pas certains qu’elles soient efficaces :

Il y a quelques jours, j’ai demandé à Elisandre de redescendre à la cave. Je lui ai indiqué l’endroit où, autrefois, j’ai noté la présence des Symboles Maçonniques. Je lui ai commandé de les calquer sur un parchemin. J’en possède en effet une demi-douzaine, et ils sont toujours vierges. Je les ai trouvé dans les ruines d’une ancienne commanderie Templière il y a une trentaine d’années, alors que je parcourais les routes de France. C’était au tout début de mon noviciat au sein de la Fraternité. C’était aussi juste avant que les Hauts Conseillers de notre Communauté ne me jugent prêt à demeurer au Sanctuaire pour y être Initié. C’était encore peu avant que ne se dévoile à moi sa Bibliothèque et ses ouvrages fascinants et riches de promesses. Puis, une fois qu’il a fini de les recopier, je l’ai sollicité pour qu’il s’informe auprès du cadastre de quelle manière le bâtiment a été érigé. J’ai donc appris de sa bouche, et après bien des vicissitudes de la part de l’Administration, que ses fondations englobaient les anciens souterrains qui m’ont jadis tant intrigué.

Parfait. Puisque ce que je sais désormais concorde avec ce que j’ai appris il y a longtemps, puis grâce à Elisandre et Internet, cela veux dire que le lieu de réunion Maçonnique datant de la Terreur a été intégré à ses soubassements. Cela veut aussi dire que mon plan a des chances d’aboutir. Et que, si je le mène à terme, d’éventuels Messagers auront beaucoup de difficultés à m’atteindre.

Avant-hier, en début de matinée, j’ai commencé par dire à mon Serviteur de relever quels endroits de l’appartement se superposent parfaitement aux galeries murées. D’après ses recoupements, la plupart se situent à proximité de l’immense baie vitrée du salon. Elles la longent, avant de s’en éloigner. Elles se perdent ensuite sous la rue des Anciennes Loges. Je suis d’ailleurs convaincu qu’elles sont avalées par les égouts enterrés sous le bitume. Par contre, les signes Occultes dessinés sur la paroi condamnée de la cave de l’immeuble se trouvent tout près de la grande fenêtre éclairant la pièce où je passe la majorité de mon temps. En fait, si j’ai compris ce que m’a détaillé Elisandre, ces derniers sont sculptés sur la même cloison. Sauf qu’ils demeurent une bonne vingtaine de mètres sous elle ; et une demi-douzaine de mètres sous la surface du sol.

Je me suis donc immédiatement attaqué à la paroi du salon. A l’aide d’outils de tailleur de pierre que j’ai commandé sur la Toile la semaine dernière, j’ai dessiné un Œil d’Horus, un compas et une équerre enchaînés l’un à l’autre, et un disque solaire. Je les ai fidèlement reproduits, afin qu’ils soient équivalents aux originaux. J’ai souhaité qu’ils aient la même dimension ou la même envergure, que rien ne les différencie de leurs modèles. Il est vital que ce soit le cas, afin que mon dessein ait une chance d’aboutir.

Cette tache m’a occupée plusieurs heures. Moi qui n’aie pas l’habitude d’employer mon temps et mon énergie à des activités manuelles, j’ai été servi. Au terme de mon labeur, mon visage a ruisselé de sueur. Mes bras ont été ankylosés ; mes muscles ont crié grâce. Pourtant, malgré mes quatre-vingt-cinq Printemps, j’ai réussi à l’accomplir. De toute manière, je n’ai pas eu le choix. Demander à Elisandre de les sculpter aurait été inutile. Il n’y a que la personne que ces figures sont censé protéger qui doit les marteler. Or, comme je suppose que le créateur de ceux de la cave les a employé pour qu’il ne soit le seul à être capable de les effacer, je ne me risquerai pas à déroger à sa façon de faire. Il est évident qu’il a voulu prémunir le souterrain de toute intrusion intempestive après l’extinction de la Loge. Si je désire moi aussi, éventuellement me protéger des Messagers d’Aeüs, il me faut exécuter exactement les mêmes gestes que mon prédécesseur.

Mon avantage est que ce ne sont pas les seules représentations de ce genre que je connaisse. Je sais, moi aussi, fabriquer des barrières Occultes. Je sais démultiplier leurs moyens de sauvegarde par l’intermédiaire des certains Mots connus des seuls Initiés à l’Art.

Mais mon intention n’est pas de me défendre contre les Messagers d’Aeüs. Je n’ai pas envie de me battre avec eux. Elisandre, lui, n’hésiterait pas. Mais ce serait juste au cas où ils tenteraient de s’emparer physiquement de moi ou de m’éliminer définitivement. Ce serait également dans l’idée de les retarder afin que je fuie les lieux. Je ne sais pas comment, mais une solution s’offrirait forcément à moi pour que je puisse leur échapper. J’espère malgré tout que nous n’en arriverons jamais à de telles extrémités. Aeüs est une personne sensée et raisonnable. Il l’a déjà prouvé à de multiples reprises. Il a résolu efficacement plusieurs crises traversées par notre Communauté. Je n’ai pas envie d’être la cause de l’une d’elles.

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