Marguerite Boulc’h (ou Boulch), alias Pervenche, alias Fréhel, connut, plus encore que Damia et à la même époque, un immense succès populaire. Reine de la chanson réaliste, dotée de cette espèce d’innocence des mômes des rues, qui frôle parfois l’inconscience même chez les plus affranchies, et d’un étonnant culot vocal, elle vécut à peu près ce qu’elle chantait : les amours mortes ou sans lendemain, l’avilissement, la misère et la dérive :
« Ah ! Laissez glisser, rouler comme une captive,
L’épave qui s’en va, tout doux, tout doux,
Là-bas, là-bas, vers le grand trou,
À la dérive… »
Sa vie s’en fut à la manière d’un roman naturaliste vers le malheur. Il semble même que, sous l’influence de l’alcool, elle se plut à perpétuer son propre mythe. (« Quand on a commencé à dégringoler, dit un personnage de Simenon, c’est parfois une volupté de s’enfoncer, exprès, toujours davantage. »)
À vrai dire, on ne sait pas grand-chose sur son enfance sinon ce qu’elle en a dit à des journalistes. Elle est née à Paris, le 13 juillet 1891, fille d’Yves Boulc’h et de Marie-Jeanne son épouse. Ses parents, âgés d’environ dix-huit ans, et qu’elle gênait, la placèrent en nourrice chez sa grand-mère maternelle, en Bretagne. À la fin de l’année 1895, elle revint à Paris lorsque son père quitta la marine pour la compagnie des chemins de fer. Dans ce ménage désuni, logé d’abord à Courbevoie puis à Levallois, elle reçoit plus de « gifles et de coups de pied au derrière que de marques de tendresse ». Son domaine, c’est la rue. Elle dira qu’elle a chanté dans les bistrots pour ramener quelques pièces à sa mère, qu’elle a accompagné au long des rues un accordéoniste aveugle… Difficile, aujourd’hui, de faire la part de la légende et de la réalité… À douze ans, elle entre en apprentissage, passe d’un petit métier à l’autre sans enthousiasme car elle rêve de cabarets ou de cafés-concerts et, à rouler ainsi les rues, elle « n’apprend pas précisément les bonnes manières » comme elle le chantera en 1930.
C’est lors d’une livraison qu’elle approche la Belle Otero. L’écoutant chanter, la courtisane intervient pour qu’elle débute au café-concert : celui de L’Univers, avenue de Wagram. Elle est belle, fraîche dans la fleur de ses quinze ans. On la surnomme Pervenche. Elle fait « tourner les têtes et chavirer les cœurs ». Entre autres, celui de Robert Hollard, dit Roberty. Il devient son amant. Tout de suite, elle est enceinte. Elle a quinze ans et il l’épouse ; leur fils, mal venu lui aussi, mourra en nourrice deux ans après. Lassé par les frasques de sa femme à laquelle il a conseillé de prendre le nom de Fréhel, il la quitte pour Damia, alors figurante au Châtelet et dont il aiguillera la carrière naissante. Mais Fréhel est lancée. Elle a des protecteurs riches et généreux et des béguins pour les petits gars qui lui rappellent sa jeunesse ; des pégriots souvent. Elle chante dans les music-halls : L’Européen, rue Biot, L’Eldorado, boulevard de Strasbourg, entre autres, et Chez Fysher, une boîte du quartier de l’Opéra fréquentée par le gratin qu’elle épate de son charme canaille, de ses réparties. Dans « son contralto râpeux et prenant » (Colette) passe le vent mauvais des rues de la misère. Cette rue, abolie, qu’elle chantera mieux que personne et dont elle incarnera un des aspects au cinéma. Qui, parmi les cinéphiles, ne se souvient pas de la grosse Tania, engluée dans la casbah de Pépé le Moko, où elle chante sa jeunesse perdue, sa « place Blanche » et sa vie gâchée ? Les amateurs du pittoresque social placent très haut cette séquence d’anthologie.
Au Casino de Montmartre, elle a rencontré, en 1909, Maurice Chevalier. Il a vingt et un ans. Elle, un peu plus de dix-huit années. C’est un coup de foudre. Mieux (ou pire) : pour Marguerite, l’amour fou, celui qu’on ne rencontre qu’une seule fois dans sa vie. C’est pourquoi, lorsque Chevalier, qu’elle entraîne dans sa frénésie quasi suicidaire, la quitte pour Mistinguett, elle ne peut pas se dominer. Elle les menace, les poursuit, se jette dans la noce ainsi que dans un puits. Elle se complaît dans une sorte de morbidité et ressasse sa douleur, sa blessure morale, la brisure de son cœur. Enfin, elle part. De Bucarest à Saint-Pétersbourg, elle s’étourdit dans de fantasques liaisons. Elle boit. Elle se drogue « à l’éther, à la morphine, à la coco ». On a beau la couvrir de bijoux, de caresses, elle s’en moque. La fin de la guerre la surprend à Istanbul où elle se produit sur la scène des beuglants proches du pont de Galata. En France, une légende se crée. On la croit perdue ; morte peut-être. Mais voilà qu’en 1923, dix ans après, elle réapparaît… Elle a changé, c’est sûr. Maigre, durcie, déjà usée à trente ans, « flétrie, écrira Carco, par de précoces excès », elle se fixe entre Pigalle et Clichy. Grâce à Henri Jeanson, qui fut son amant, elle obtient un engagement à L’Olympia que dirige alors Paul Franck. Le public, ébahi, bouleversé, reçoit en pleine figure ses chansons du trottoir, de la misère et de la fatalité : « Toute seule », « Sous la blafarde », « J’ai le cafard », « La valse des costauds », « Julot, y a qu’toi », « Ce n’est pas un homme du Milieu », etc.
Dès lors, elle devient une des premières vedettes de la scène française et, jusqu’en 1939, elle chante un peu partout à Paris et en province, avec un égal succès. Mais l’alcool la fait grossir ; elle se néglige ; elle se laisse aller. Tout se passe comme si rien désormais ne pouvait l’atteindre en profondeur. Dans ses chansons, elle unit le réalisme des rues (« Du gris », « La der des ders », « Dans la rue de Lappe », « Un chat qui miaule », « Derrière la clique » ») au mélodrame poignant (« Comme un moineau », « Sans lendemain », « Où sont tous mes amants », « Je n’attends plus rien », un chef-d’œuvre du genre :
« Je n’attends plus rien
Errant dans la vie comme un chien
(…)
Les souvenirs résonnent
Dans mon crâne qui bourdonne… »
Elle ne dédaigne ni la blague corsée (« Il n’est pas distingué », « Tel qu’il est »), la vulgarité voulue « La vraie de vraie », « La môme catch-catch », « Ohé les copains »). Mais, en fin de compte, son répertoire forme une sorte de chronique des jours désespérés. On la voit dans les maisons closes où elle chante pour les filles qui l’adorent, dans les bouges, dans les boîtes de nuit en compagnie des noceurs ou des hommes du Milieu, ses amis. Jamais elle ne reniera la rue dont elle vient. Simone Berteaut écrit : « C’était la copine des marlous. Elle prenait de ces bitures … ça manquait vraiment de classe ! Mais quelle chanteuse ! » Si Mac Orlan pouvait écrire que « “Le Dénicheur” était “La Marseillaise” des Musettes », on peut dire, aujourd’hui, avec le recul, que Fréhel fut la plus grande chanteuse des bas-fonds. La chanteuse la plus aimée des femmes et des hommes de la pègre et du petit peuple pour lesquels elle représentait le Paris des ruelles, des bistrots et des vies marquées, au départ, par la misère. Ainsi, elle qui disait à son public, conquis : « Fermez vos gueules, que j’ouvre la mienne » et dont l’aplomb était phénoménal, enregistra en 1932, « Dans la rue », une des chansons canailles du film d’Anatole Litvak : Cœur de Lilas (1931) où elle jouait le rôle de “La Douleur”, une radeuse déjà bien abîmée et qui chantait « La môme caoutchouc » avec Jean Gabin.
En 1935, elle épouse un petit escroc qui la gruge, obtient le divorce et lui rachète, en sous-main, ses bijoux. Elle en rit. Tout glisse sur son visage maquillé à outrance, comme la pluie sur les volets clos. Le cinéma s’empare de ce visage épais, de son corps déformé, de ses allures de professionnelle au bout du rouleau ou de taulière revenue de tout. Elle joue dans plus de vingt films aux décors et aux titres révélateurs : L’Entraîneuse, Le Puritain, Une Java, La Maison du Maltais, Un soir de rafle, Maya, etc. Dans la plupart, elle chante ou elle fredonne. Gueularde, suant le malheur ; bonne fille au fond. Elle étonne. Elle émeut. On en redemande. Pourtant les cartes de son jeu sont simples, dans la vie comme à l’écran : les hommes, l’alcool – surtout l’alcool – et le tabac. C’est qu’il en faut des toutes cousues et du « gros-qui-tache » pour obtenir cette voix éraillée où la part d’ombre grandit d’année en année. « Qui parle ici de réalisme ? – écrit encore Carco –, c’est sur un autre plan (qu’elle) se place et nous oblige à l’écouter : celui du rêve. » Du rêve noir tel un fragile disque de cire en soixante-dix-huit tours. Et il ajoute « De sa voix éraillée, elle célèbre les idylles du ruisseau, de la banlieue sinistre, des bouges, des lupanars et une présence obscure rôde par instants dans l’ombre de sa robe ; on la sent plus qu’on ne la voit… Présence de l’ivrognerie, de la noce, du cafard, du meurtre, de la paresse, du mensonge. »
Le vin rouge lui détraque la cervelle, la laisse pantelante, incapable de se lever ; lui ferme la porte des grands music-halls. En 1941, après la défaite, elle va dans les stalags chanter pour les prisonniers. Elle est à Hambourg lorsque la ville est bombardée au phosphore. Elle en revient épouvantée. Ces séjours en Allemagne où elle n’est allée que pour réconforter les prisonniers et où elle n’a en rien collaboré avec les nazis (ne chantait-elle pas en 1934 :
« Moi, Hitler, j’ l’ai dans le blair
Et j’ peux pas le renifler;
Si je le poissais à jacter, je lui ferai :
“Marre de bobards, il faut les envoyer
Si t’es nazi, faut te faire piquouser” (jeu de mots argotique. « Être naze ou nazi » signifiait être atteint par la syphilis.)
Et je lui balancerai ma godasse dans le fouindé » ?)
lui créeront quelques ennuis à la Libération… Peu importe ! Elle est finie. D’autres ont pris sa place. Mais elle s’obstine à chanter. Comme Piaf en 1962. Pour ne pas mourir ou, du moins, pour mourir en beauté. Elle se produit pour des cachets de misère, n’importe où : dans des cinémas à l’entracte, dans les cafés, à la foire du Trône.
Jean-Baptiste Buisson (le frère de Mimile), dans sa biographie, Le Dernier Mandrin, rédigée par Maurice Frot, affirme qu’avec des amis, il avait obligé Maurice Chevalier à verser une petite mensualité à la chanteuse. Est-ce vrai ? Est-ce faux ? Comment savoir ? L’argent, d’où qu’il vienne, lui file entre les doigts… J’ai sous les yeux une photographie sur laquelle, échevelée, le visage plâtré, mal vêtue, une cigarette entre les doigts, elle débagoule devant un verre de vin rouge en compagnie de Maud Loty, dans un petit bar de Pigalle. C’est l’image d’une femme aux portes de la nuit. Avachie, presque toujours fauchée, elle chante, quand elle le peut, n’importe où et dans un bistrot de la Contrescarpe où débuta Monique Morelli. Laquelle m’a dit : « Je l’admirais beaucoup. Parfois, c’était très triste. Parfois, c’était très beau quand elle redevenait, le temps d’une chanson, la grande Fréhel… Mais faut pas croire, on se marrait quand même ! »
Elle porte toujours une robe noire et un tablier rouge, le tablier poissard, mais plus de bas et de jolies chaussures : des socquettes et des charentaises. Un ciré, un vieux gilet de laine et une grande écharpe jetée sur les épaules ont remplacé les fourrures et les manteaux. « Elle bat la dèche », marmonnent les quelques relations de comptoir qui lui restent. Ayant perdu depuis longtemps, dans sa débâcle, son appartement de la Cité Chaptal, elle échoue à la fin dans un hôtel à la petite semaine de la rue Pigalle, l’hôtel Saint-Charles, au 45, où elle mourra le 3 février 1951, à l’âge de 60 ans. Une de mes amies, qui l’avait connue, m’a affirmé que la patronne de l’hôtel, les filles et les barmans du quartier avaient organisé une quête pour payer son convoi jusqu’à Pantin où s’en vont, chante Piaf, « toutes les mômes de la cloche ». Et, quoi qu’en disent des journalistes, ses restes et sa tombe ne sont pas, aujourd’hui, au cimetière Montmartre, mais au cimetière de Pantin (division 23, 12, tombe 10) où elle a, enfin, je l’espère, trouvé le repos.