Roger M., dit l’Anguille, qui vivait avec Mme Aline était un homme d’exception. Il se faisait tard dans sa vie. Mais il avait gardé intactes la mémoire et la science qu’apporte avec lui le malheur. Son enfance et sa jeunesse avaient été terribles. Orphelinat, maison de redressement, évasion, misère affreuse, vols pour survivre, trois mois de cabane avant le service militaire et, partant, les Bat’d’Af. Je soupais quelquefois le soir avec lui, en hiver, quand la neige lourde et lente écrasait la ville. C’est à ces moments-là qu’il me contait ses souvenirs des bataillons. De cette sombre chronique, voici un aperçu :
Les Bat’d’Af, les bataillons d’infanterie légère d’Afrique, dits les DAF par les connaisseurs, composés de cinq bataillons en 1889, et d’un seul cantonné à Foum Tatahouine (Tunisie) en 1939, si tout allait bien on ne faisait que son temps de service. Les bataillonnaires, c’était en argot les Joyeux. Blancos et visières cassées. Aux Dafs, la discipline n’était pas tendre. Fallait pas moufter. Sinon : la section spéciale : la camise ou le falot (le conseil de guerre) et… Biribi. Aux Dafs, il y avait les potes, mais aussi Sidi Cafard qui poussait à faire du dégât… et les tatouages, les bouzilles, une connerie indélébile… Croissant de lune avec lanterne…
Aux Dafs, il y avait les tyrans du jour et les tyrans de la nuit. Comme l’a écrit un grand journaliste : « là-bas quand le sergent se couche, le caïd se lève. » Pour être respecté, dès le premier jour de son arrivée, il fallait au mépris de son sang montrer qu’on ne serait pas un schbeb, un girond ; qu’on voulait être peinard, maître de ses rêves. Sinon, on entrait dans un cercle équivoque, impérieux, terrible… Et pour quiconque y répugnait, le bataillon devenait un permanent supplice.
Plus bas dans ces enfers, il y avait les travaux publics. Les Trav’s. Le bagne militaire. Pour ceux qui avaient commis un délit sous les drapeaux, aux Bat’ d’Af ou ailleurs, pour les déserteurs, pour les insoumis…C’était Biribi avec ses compagnies de discipline, ses « maisons-mères » en Afrique du Nord : Dar-Bel-Hamrit, Bossuet au sud d’Oran, Douéra, Bougie, Téboursouk, entre autres
« Nous sortons tous des grandes écoles, les uns de Centrale, les autres de Bossuet. »
Aux Dafs, il n’y avait que de jeunes pégriots ou des malchanceux. Aux Trav’s, des soldats punis, pègres ou non.
Les Trav’s, c’était pas du nougat… Crânes rasés, capotes grises :
« Tu me demandes, maman de te dire comment je porte la capote grise… »
Fallait marcher bécif, tracer des routes, porter des pierres. Sous le soleil roi, le soleil lion, le soleil assassin. Le cagnard, luisant comme un dinar d’or rouge, qui plie les genoux des plus courageux. Et de la lerdumé a becter. Par terre souvent… ou mêlée à des poignées de sel. Et les chaouchs. Pour la plupart des tocards féroces et provocants. Des pionnards, des fondus ;
« Mais t’es chaouch à Biribi tu fais le désespoir des mères. »
Et les humiliations ignobles… indicibles. Et le mitard. Comme un cercueil. Avec la ration tous les quatre jours… Et la pelote, avec un sac de sable ou de chaux sur les endosses couvertes de plaies. Et le tombeau. Étendu au soleil sous une toile de tente pliée en deux avec les pieds et la tête en dehors. Et la crapaudine. Pieds et mains bloqués dans le dos avec des fers. En plein soleil, la gueule sucrée… On y maudissait Dieu, les hommes et sa mère.
Peu d’hommes en réchappaient. On y mourrait. On y virait louf. On y recherchait même des peines plus fortes croyant, ainsi, s’en sortir. Celui qui décarrait des Dafs et, parfois, à peu près d’aplomb des Trav’s devenait souvent un vrai cador ; surtout si auparavant il s’était farci la Correction : Belle-Île-en-Mer, Mettray, Aniane, Eysses… Faut pas le nier, parmi ces détenus, il y avait des salauds, des ordures, des monstres. Mais pas tant que ça. Le gros des bataillons, c’était de pauvres mômes, des enfants du malheur, désespérés, qu’une société pourrissante, frappée à mort par les tueries de la Grande Guerre, que l’abandon, l’absence de familles, le destin avait brisé ou métamorphosé en fauves. Des petits qui allèrent à la viande avec rage. Des grands tels Paul Carbone qui fut roi de Marseille et Jo Attia roi du non-lieu. Des hors-la-loi, certes. Mais des seigneurs bien loin des crapules d’aujourd’hui, sanglants épiciers de la schnouf. Des hommes qui avaient tout de même une certaine mentalité. Quoi qu’on en dise.
Cela me rappelle mon grand oncle ,quand j’étais petite il nous narrait ses histoires quand il était dans les bat daf. .. pour échapper à la justice😁
Je vais prendre ce livre…❤️