Le jour du saigneur – Arnaud Mattei

Les cloches sonnaient les vêpres. Dans la cuisine, une faible lueur, le père attablé, ses mains puissantes posées sur la table, la mère qui se prépare pour aller aux prières. Un froid de Janvier, le fumier devant la porte qui frissonne sous le vent glacé de l’est, les animaux au chaud dans l’écurie, une soirée normale en somme, sauf que…

—  La lune est descendante, c’est le moment jugea le père. L’Édouard, le Félicien, le Gaby seront là, je les ai prévenus. La Lucie, la Claire et la Maria aussi, ta mère les a averties. Demain va chercher le Laurent, c’est le jour du saigneur.

La phrase fatidique qui revient tous les ans, la blague un peu débile du père. Je ne devrai pas dire cela, mais enfin un peu débile quand même. J’aurai dû m’en douter, les sacs de sel dans un coin, la mère dans la journée qui a préparé des linges propres et a lavé à grand coups d’eau chaude ses bassines. Branle-bas de combat à la maison. Demain, oui demain. Tuer le cochon, c’est sacré, on l’élève, on le nourrit pour qu’il soir bien gros, bien gras. Le tuer, le découper, le manger. C’est ainsi. Se doutait-il le pauvre dodu que demain serait sa dernière heure venue ? Mise à mort et fête des hommes, ils étaient rudes ces temps-là. Chaque année de ma jeunesse, j’ai entendu le père me dire la même chose. Ö non point qu’il fût méchant, non point qu’il fût cruel, mais ce qui devait être fait, l’était, c’était ainsi.

—  Petit m’assénait-il souvent, La vie n’est jamais facile, c’est un combat de tous les jours, de chaque instant. Tu dois lutter, tu le dois à ceux que tu aimes et tu le dois aussi à toi-même. Avoir un cochon, des poules, une vache un bout de terre, est une vraie richesse, c’est l’assurance de manger chaque année à notre faim. Quand tu seras grand, souviens-t-en, ne l’oublie jamais.

Il était comme cela le père, à remettre les choses en place, à mettre des mots sur les choses simples, sur les essentiels. Un peu abrupt, un peu philosophe, avec ses vérités, ses certitudes, ses doutes aussi. Et puis comment pourrai-je donc l’oublier ? Le cochon, mon cochon, celui que je nourrissais tous les jours. Un chagrin, une tristesse, une nuit sans dormir ou si peu, comme à chaque fois. Sale journée que ce lendemain, pour lui, pour moi. Mais bon, comme le dit le père, faut bien manger. Et puis, je me dois d’être honnête, les côtelettes, les jambons, le pâté, le boudin, les saucissons, c’est plutôt bon.

A la première lueur du jour, la mort dans l’âme, sous le froid et la lune blafarde, j’allais chercher le Laurent. Ah, le Laurent, un fêtard devant l’éternel, un gros travailleur aussi. Je n’ai jamais compris, tard couché, tôt levé. Pas bien riche et toujours le sourire. C’était lui le tueur. Il ne causait pas beaucoup au réveil, se contentant d’un laconique on y va, petiot. Pour lui, j’étais toujours le petiot, je le suis resté jusqu’à sa mort.

Arrivé à la ferme, les voisins, les cousins étaient déjà là. Les femmes dans la cuisine, les hommes dans la cour devant la ferme. Les cordes au crochet attendaient pour lier la bête. Tout était prêt, ils étaient tous prêts. Peu de paroles, peu de sourires, une mise à mort, fusse-t-elle celle d’une bête n’est jamais simple et n’est jamais une fête. Ce soir il n’y aura pas de vêpres, pas de messe à servir, pas de prières, le curé comprendra, il attendra demain.

— Allez décida le père, il est temps fils, fait sortir la bête et prends les cordes pour l’attacher.  

La mort dans l’âme, je me rendais à l’écurie pour aller le chercher. Confiant l’animal venait me voir, attendant sans doute son repas, son auge vidée comme toujours. Je l’observais sans rien dire, sans penser. Mes mains, mécaniques, ouvraient la porte de l’enclos. Il fallait bien de temps en temps le pousser pour qu’il sorte. Le chemin de son dernier souffle n’était pas bien loin, l’écurie donnait dans notre cour. Les hommes l’attendaient, le Laurent se tenait prêt. Sitôt dehors la bête paniquait se demandant ce qu’elle faisait là. Parfois, elle se figeait, parfois elle s’enfuyait, consciente de l’anormalité et peut-être de ce qui allait lui arriver. Rapidement, les hommes la saisissaient, la ligotaient, les pattes, le museau. Dans ma mémoire, me reviennent encore sa résistance, ses cris.

Sitôt attaché, sitôt basculé, allez Laurent, à toi d’œuvrer. Rapide, précis, un coup de poinçon pour bien l’étourdir et l’égorgement qui de terminait par les râles de celui qui voyait la vie s’enfuir. Rien ne se perd dans le cochon, sauf son cri d’agonie justement. Les femmes prêtes avec les bassines récupéraient immédiatement le sang. Il servira plus tard pour le boudin. Pas de perte de temps, les gestes ancestraux transmis de génération en génération ne laissaient place ni au hasard, ni à l’improvisation. Venait ensuite le temps de le brûler dans la paille préparée le matin même, l’odeur m’est encore familière. Le brûler pour le gratter ensuite plus facilement et raser ses poils de soie. Le brûler, échafaud de fin ! Immanquablement à ce moment précis, je regardais le père, immanquablement, je voyais ses yeux s’embuer. Sûr qu’il n’aimait pas cela, j’en suis convaincu et garde au fond de moi l’image de cette émotion qui se manifestait trop peu souvent. Pour les masquer, d’un ton rauque, l’épitaphe rituelle :

— C’est bien Laurent, tu l’as bien tué. Il n’a pas souffert. On va le laisser refroidir avant de le pendre dans l’écurie. Venez tous, on va boire un café ou ce que vous voulez. On fera la première découpe et récupérer les boyaux et les abats après. Demain, Laurent tu viendras demain, pour la découpe finale, le fumoir est prêt, le sel aussi. Je te paierai ensuite.

Beau prétexte le café pour boire qui, un canon, qui une goutte de mirabelle. Que dis-je un, plutôt plusieurs, au milieu des commentaires sur la taille du cochon, de sa résistance, du gras, des beaux jambons à venir. Branntwein disent les allemands. Le vin qui brûle, si je traduis bien, il fallait bien cela pour exorciser les démons. J’y avais droit aussi, même jeune, l’apprentissage sans doute.

Retour dans la cour, face à la bête. Plus impressionnante encore couchée que dans son enclos. Les hommes qui la hissent sur une échelle, le Laurent qui l’éventre, les femmes qui récupèrent les viscères et s’en vont pour les laver, puis les faire sécher. Tout défile, tout s’enfuit, vite, bien trop vite, même les images. Aujourd’hui encore, je suis étonné de ne plus trop me souvenir de tout cela, seule la mise à mort me reste, précise, vivace. C’est ainsi.

D’année en année, le même rituel, le père qui se voûte, la mère qui blanchit. Le temps passe et trépasse, je ne l’ai pas vu. Voit-on vraiment vieillir ceux que l’on aime ? La mère, grande et forte s’en est allée la première. Je n’aurai jamais cru, une fluxion, comme on disait alors. Elle est partie comme elle a vécu, discrètement, sans faire de bruit.

Je suis resté sur la ferme pour aider après mes heures de travail, pour continuer. Mais pas assez pour survivre à deux.  Le père ne s’en est jamais vraiment remis, mais il a continué pour sa terre, pour son fils, pour le cochon chaque année. Puis un, jour sans rien dire, il ne s’est pas levé, plus de force, plus d’envie, plus de fête du cochon non plus, les abattoirs ont pris le relais. J’étais à son chevet quand il me dit :

— Fils tu as un bon métier, je t’ai mis des sous de côté, oh pas grand-chose, mais suffisamment pour que tu te mettes à ton compte. Il est temps, ton patron comprendra. Maintenant, file chercher le curé, c’est le jour du seigneur, il m’attend là-haut. Pas le médecin cela ne sert à rien précisa-t-il, le curé. Je mourrai chez moi dans mon lit, comme ceux avant moi.

Il était croyant le père, non pas qu’il pratiquait beaucoup, mais le bon Dieu à un moment rappelle les hommes. Point d’angoisse, point de colère, juste le sentiment de ses forces l’abandonnant et que le bout du chemin était là devant. L’abbé Arendt qui passe pour l’extrême onction, passage vers l’au-delà. Rituel d’un autre temps, sans lequel le père, j’en suis certain, ne se serait pas vu partir. Chose qu’il fit, un matin de Décembre quand les cloches de l’église sonnaient les premières heures.

 

J’ai repris la ferme, pas la culture. J’y habite juste, une maison, ma maison, celle de mon père et du père de mon père. La cour sans fumier, les écuries sans animaux. Chaque soir d’hiver j’y retourne et je vois mon cochon confiant, qui s’avance, qui grogne et me sourit. Eh oui, ne vous en déplaise qui sourit. Il reste encore dans la grange son vieux tracteur, celui avec lequel il promenait ses petits-enfants. Je n’ai pas eu le courage de m’en séparer, la nostalgie sans doute. Ô bonheurs simples qu’êtes-vous donc devenus ?

Comme il l’a voulu, comme je l’ai souhaité aussi, je suis à mon compte, et, chaque matin, quand s’ouvre la porte du magasin, me reviennent à la mémoire ces images d’autrefois. De la dureté de la vie, du sourire de mon papa, des cloches qui sonnent, du verre de mirabelle, des matins de froid dans ce petit village des bords de Moselle. Sacré jour du saigneur. Du rouge, du blanc, tout est là, propre, bien rangé, la caisse enregistreuse, les couteaux à leur place, le tablier au crochet. Chaque jour avant d’ouvrir, en l’enfilant, je pense à mon père et à son cochon. L’avez-vous deviné ? L’avez-vous compris ? Sans doute, je crois. Eh oui, aujourd’hui, je suis boucher !

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Arnaud Mattei

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Les poèmes sont cent, ils sont mille, ils sont uniques. Ils sont de toutes les cultures, de toutes les civilisations. Ils sont odes, ils sont sonnets, ils sont ballades. Ils sont vers, ils sont rimes, ils sont proses. Ils sont le moi, ils sont l’émoi. Ils chantent l’amour, ils disent nos peines, ils décrivent nos joies. Ils ont la force de nos certitudes, ils accompagnent nos doutes. Ils sont ceux de l’enfance, ils traversent le temps, car ils sont le temps. Ils ont la pudeur de la plume, la force d’un battement d’ailes. Ils sont ceux qui restent, ils prennent la couleur de l’encre sur le papier, sombres clairs, multicolores.
Alors ces quelques mots pour la souffrance de les écrire, pour le bonheur de les dire, pour la joie de les partager.
Des quelques poésies de mon adolescence retrouvées dans un cahier aux pages jaunies, d’un diplôme jadis gagné à un concours à mes presque soixante ans, il se sera passé un long moment de silence, une absence que le vide du temps ne saurait combler. Je crois avoir fait de ma vie, une vie simple et belle avec ceux que j’aime. Pendant ces quelques décennies, les mots sont restés au plus profond de moi.
Aurai-je la force de les dire, saurai-je être persévérant pour les écrire ? Et vous, les écouterez-vous ? Peut-être aujourd’hui, peut-être demain, peut-être maintenant, qui sait….

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4 Commentaires
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Philippe DUTAILLY
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17 février 2022 11 h 20 min

Bonjour Arnaud,
J’ai lu passionnément ton récit. J’ai également connu cette “Saint Cochon” comme on l’appelle en Bourgogne. Le cochon qui sent la mort venir. J’ai toujours pensé que nous lui transmettions notre excitation ou notre stress ou quelque chose du genre. La description est juste. Le cochon coupé éviscéré en prenant bien la précaution de ne pas crever la vessie. Le boudin, les grattons etc… Et le baptême dans le saloir où il fallait être bien constitué pour résister aux coups de gnôle. Toute une époque qui est révolue. Personnellement je ne regrette pas cette mort cruelle. Je regrette tous ces rites traditionnels qui soudaient les hommes et soulignaient leurs appartenance au même monde. Les jeunes ne peuvent plus comprendre ces subtilités de “croquant” qui pourtant étaient le lot de nombre de leur famille. Merci pour cette nostalgie partagée.

Martyne Dubau
Membre
15 février 2022 2 h 34 min

Une histoire qui me rappelle mon enfance ,, les cris du cochon sont horribles !
C’est bien raconté car malgré la longueur j’ai lu jusqu’au bout ,