Le Bey d’Oran – Brahim BOUMEDIEN-

Le Bey d'Oran
Notre ami Lotfi qui fait beaucoup de recherche documentaire, nous propose de lire et éventuellement de commenter un texte relatif à la domination turque en Algérie et particulièrement dans l’Oranie. Nous le remercions pour cet éclairage, s’agissant d’un aspect toujours pas très connu, dans ses détails.

LE BEY D’ORAN

MOHAMMED EL KEBIR

L’histoire de la domination turque en Algérie est encore peu connue. C’est à peine si les faits les plus saillants ont pu percer l’obs curité qui l’environne. Le soldat de l’Oudjac, insouciant et illettré, s’est peu occupé de consacrer le souvenir des évènements auxquels il a pris part et l’Arabe vaincu a été peu désireux de faire le récit de ses défaites.

C’est donc, çà et là, dans des lambeaux de chroniques sans suite, dans des commentaires de pièces de vers composées à la louange des chefs, plus ou moins illustres, du gouvernement d’Alger, ou de leurs lieutenants dans les provinces de la régence, qu’il nous faut patiemment glaner les matériaux propres à construire, plus tard quelques ouvrages historiques sérieux sur une période de plus de trois siècles.

Dans les dernières années du XIIe siècle de l’hégire, la province de l’Ouest, dont la capitale était Mascara, était gouvernée par un Bey qui a laissé, après lui, une glorieuse réputation de générosité et de bravoure. Les Arabes parlent encore aujourd’hui, après plus de soixante ans écoulés depuis sa mort, des grandes qualités de Mohammed ben Osman ; il eut le rare bonheur de contribuer, par ses attaques contre les Espagnols établis à Oran, à l’abandon que l’Espagne fi t de cette place en l’année de l’hégire 1206 (1791-1792). J’ai voulu rechercher si, en effet, ce bey fut à la hauteur de la renommée qui s’est attachée à son nom, et s’il mérita l’épithète de grand que ses panégyristes lui accordent. Ces recherches m’ont amené, incidemment, à m’occuper aussi de la ville d’Oran, qui devint, après la retraite des Espagnols, la capitale du Beylik de l’Ouest. J’ai pu recueillir quelques faits ignorés sur les événements dont cette partie de nos possessions fut jadis le théâtre, et quelques renseignements nouveaux sur les personnages importants qu’elle a produits. Le travail que j’offre aux lecteurs assez rares, qui s’occupent du passé de l’Algérie, se divise en deux parties.
La première renferme une notice sur la vie du bey Mohammed et une digression sur la ville d’Oran et sur les nombreuses attaques qu’elle eut à repousser pendant la période de l’occupation espagnole. La plupart des faits, contenus dans cette notice, sont puisés dans un ouvrage en arabe intitulé : Et tsor’r el djoumam fi ibtisam et tsor’r el oultarani, c’est-à-dire : les dents de perle imitant de la conquête d’Oran (le texte arabe renferme un jeu de mots intraduisible).

Cet ouvrage, que j’appellerai, pour abréger, El djoumani, n’est autre chose qu’une pièce de vers (qasida) accompagnée d’un énorme et fastidieux commentaire, composée en l’honneur du bey Mohammed, à la suite de la reddition d’Oran, en l’an de l’hégire 1206 (1791-1792).
L’auteur, Ahmed ben Mohammed ben Ali ben Sah’noun, ech-chérif, était un des familiers de ce bey, et, par conséquent, bien renseigné sur son compte. Au milieu d’une mer de digressions oiseuses sur toutes sortes de sujets, il a disséminé sans ordre les faits qui concernent Mohammed et le récit de son expédition contre les Espagnols d’Oran. J’ai dû débrouiller ce chaos, et, dans plusieurs circonstances, me tenir en garde contre la partialité et l’exagération de l’écrivain arabe. J’ai quelquefois, au risque d’être futile, conservé, dans ma narration, des détails et des contes ridicules, parce qu’ils m’ont semblé caractériser le côté crédule et superstitieux du peuple que nous avons à gouverner et à civiliser.

La deuxième partie de mon travail est la traduction, presque littérale d’un manuscrit de la bibliothèque d’Alger, renfermant le récit d’une expédition du bey Mohammed, contre les populations du Djebel-Rached et du Sahara, qui s’étend depuis ce pâté montagneux, jusqu’à el Arouath (Lagouat) et A’ïn Mâdhi.

L’auteur de cet opuscule, nommé Ahmed ben Mohammed ben Mahmed ben Ali ben Ahmed ben Hattal, était secrétaire du bey Mohammed, et prit part à tous les événements de la campagne. Il a eu le soin de décrire minutieusement tous les “menzel (station) où s’arrêta la colonne expéditionnaire, et la distance qui les sépare les uns des autres. Une foule de bourgades, hameaux, ruisseaux, puits, étangs, etc. pourront, à l’aide de cette traduction, être désormais fixés sur nos cartes, assez incomplètes pour ce qui regarde la, contrée du Djebel-
Rached(1).

Cet opuscule est écrit en prose rimée (sedja’) et le style a tous les défauts de ce genre d’ouvrages. L’auteur, pour faire preuve de ses connaissances en langue arabe, répète, presque toujours, deux fois la même idée.
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(1) Cette montagne est connue aujourd’hui sous le nom de Djebel ‘Amour.
— N. de la R.
Ces répétitions, ces pléonasmes, ce parallélisme et ces assonances sont intraduisibles en français, et choqueraient, d’ailleurs, notre bon goût. Je me suis pourtant tenu, dans ma version, aussi près du texte arabe que possible.

             Le bey Mohammed, ordinairement désigné par les Arabes sous le nom de Mohammed Lekh’al (le Noir), et qui, par ses brillantes qualités et ses nombreux faits d’armes, mérite le surnom glorieux de Mohammed le Grand, était fils d’un bey de Titeri, appelé Osman le Kurde. Son père avait d’abord été caïd de Miliana et, plus tard, nommé au gouvernement de la province de Titeri.
                Les Beys de cette province étaient considérés comme les dignitaires les plus élevés après le Dey. Ils avaient le pas sur tous leurs collègues dans les cérémonies publiques. Les Turcs avaient voulu que le territoire soumis le premier à leur puissance fût administré par un fonctionnaire occupant le premier rang après le représentant de l’autorité souveraine.
             Le territoire de la province de Titeri était peu étendu, en comparaison de celui qui formait les Beyliks de l’Est et de l’Ouest. Le nombre des ra’yas, les ressources du pays, les produits des impôts étaient moindres que partout ailleurs. Les Beys sans résidence fi xe, trop voisins d’Alger et, pour ainsi dire, sous les regards du Dey, s’y sentaient peu à l’aise. Ils ne pouvaient s’y créer, en peu de temps, une de ces fortunes énormes qui, dans un pays de vénalité, consolidaient la puissance et faisaient tolérer tous les excès. Aussi, malgré une préséance toute honorifique les Beys de Titeri échangeaient volontiers leur poste contre une nomination de Bey de l’Est ou de l’Ouest. Osman le Kurde aurait sans doute sollicité bientôt ce déplacement pour lui-même ; en attendant, pour augmenter ses ressources pécuniaires, dans le cas où il lui faudrait acheter la faveur du divan, il faisait expédition sur expédition contre les tribus toujours turbulentes de ces contrées, et leur imposait des contributions considérables. Il était d’ailleurs d’humeur guerrière et impatient du repos ; à force de guerroyer, il fi nit par être tué dans une r’azia dirigée contre les Oulâd Nâïl.
Osman le Kurde était lié de la plus étroite amitié avec un certain Ibrahim, et grâce à cette liaison, cet Ibrahim avait d’abord pu remplacer Osman dans le poste de caïd de Miliana. A la mort d’Osman, son crédit avait déjà grandi, et le Dey le nomma Bey de Titeri.
             Osman avait, en mourant, laissé à Ibrahim le soin de veiller sur la famille qui lui survivait. Ses deux fi ls Mohammed, et Mohammed surnommé er-Reguiîg (le Menu), qui fut aussi plus tard connu sous le sobriquet de Bou kabous (l’homme au pistolet), trouvèrent, dans le nouveau Bey, un zélé protecteur, désireux d’acquitter envers eux les dettes d’amitié et de reconnaissance qu’il avait contractées envers leur père. Mohammed, celui qui fait l’objet de cette notice, devint surtout son favori ; et pour se l’attacher entièrement, il lui donna sa fille en mariage.
                En l’an de l’hégire 1173 (1759-1760), la province de l’Ouest était gouvernée par un certain H’assen. Ce Bey s’étant rendu à Alger à l’époque du denouche, pour apporter le tribut de sa province, crut s’apercevoir qu’on l’avait desservi auprès du Dey. L’accueil qu’il reçut ne lui présageant rien de bon, bien qu’on lui eût permis de retourner à son poste, il prit le parti de s’enfuir et se réfugia à Oran, alors au pouvoir des Espagnols. Il fallut lui donner un successeur et ce fut Ibrahim qui le remplaça.
                 

            Le nouveau Bey emmena Mohammed avec lui. Bientôt il distingua, dans son gendre, les rares qualités d’un chef ; et, en l’an 1178 (1764-1765), il le nomma qâïd des Flitta. Ce qâïdat était le premier de la province de l’Ouest, comme le qâïdat de Miliana était le premier de la province d’Alger.
                   

            Mohammed fi t preuve dans ce poste d’une aptitude remarquable et d’une activité rare : Ibrahim le jugea bientôt digne de plus hautes fonctions. En 1182 (1768) il le fi t nommer son Khalifa. Quelque temps après, il l’associa entièrement à son commandement, et lui confi a l’administration de toute la partie de l’Est de la province. Ainsi, complètement initié aux affaires, Mohammed apprit bientôt toute la science de gouvernement. Heureusement doué des deux qualités les plus estimées par les Arabes, la générosité et la bravoure, il sut se faire aimer et craindre, et établir déjà, d’une manière solide les bases d’une réputation que ses actions élevèrent ensuite si haut.
Ibrahim mourut au commencement de l’année 1189 (1775-1116).
             Cette date que nous empruntons au Djoumani est exacte, la mort de ce Bey arriva l’année où les Espagnols, commandés par l’irlandais Oreilly, firent contre Alger une démonstration que le succès fut loin de couronner. D’après les récits arabes, les chrétiens débarquèrent tout près de l’H’arrache, et construisirent immédiatement un énorme m (retranchement, redoute) de mille pas de longueur, derrière lequel ils établirent une puissante artillerie.
Le samedi, 10e jour du mois de Djoumoda’l aoula, ils sertirent de leurs retranchements et marchèrent sur Alger. L’armée du Dey leur livra bataille à peu de distance du la ville. Les Espagnols éprouvèrent une honteuse défaite et se sauvèrent précipitamment derrière la redoute qu’ils avaient construite. L’auteur du Djoumani prétend qu’ils perdirent dans cette affaire, qui a conservé le nom de journée de l’H’arrache, près de huit mille combattants. Le nombre des blessés s’éleva, ajoute-t-il, à trois mille environ, et les blessures furent, presque toutes, mortelles, si bien que les chrétiens prétendirent que les Musulmans avaient empoisonné leurs balles. Ils avaient aussi creusé un puits en dedans de leurs retranchements ; l’eau était des plus agréables au goût, et cependant elle causa la mort de tous ceux qui voulurent en boire. Accablés par ce désastre, les Espagnols se rembarquèrent à la faveur de la nuit, abandonnant tout leur bagage et dix-sept canons de cuivre. Mohammed, qui commandait en qualité de Khalifa les contingents de l’Ouest, eut le bonheur de se signaler, sous les yeux du Dey, par des traits d’éclatante bravoure. M. Waltin Esterhazy, dans son ouvrage historique sur l’Occupation de la Régence par les Turcs, prétend que le succès de la journée de l’H’arrache fut principalement dû à une brillante charge de cavalerie, commandée par Mohammed ; il ajoute qu’après la victoire, le Dey n’ayant point suffisamment récompensé les milices, un grand nombre de soldats voulurent déserter, et se rendre à Tunis dans l’espoir d’y servir un maître plus généreux ; mais Mohammed instruit de la résolution de ces mécontents, alla les rejoindre à la ferme connue sous le nom de l’haouche h’aouche Souta (peut-être est-ce le haouche (connu sous le nom de Ferme de la Rassauta), située dans la Mitidja, leur distribua de fortes sommes d’argent et parvint à les ramener avec lui.
A la mort du bey Ibrahim, les habitants de la province de l’Ouest espéraient que Mohammed serait appelé à lui succéder : il semble même que ce choix était pleinement justifié par son mérite ; malheureusement, sous le gouvernement des Deys, les emplois étaient souvent accordés aux plus riches. Un certain Khelil, acheta sa nomination au poste de Bey de l’Ouest par de grands sacrifices d’argent qu’il put verser au trésor.
Mohammed conserva toutefois son titre de Khalifa, attendant patiemment son tour de fortune. Ce moment désiré ne se fi t pas longtemps attendre. Khelil mourut en l’année 1193 (1779), et cette fois enfin, les vœux des populations furent accomplis. Mohammed fut nominé Bey de Mascara.
            

        A peine installé dans ces hautes fonctions, le nouveau Bey justifia toutes les espérances ; il donna un libre cours à son penchant pour les grandes choses, et se signala par des actes nombreux de générosité et de magnificence : Les revenus de la province étaient des plus considérables, il sut en faire le plus noble usage. Dès le commencement de son gouvernement, la famine désola la régence d’Alger, les populations de l’Ouest étaient principalement atteintes par le fléau ; dans ces désastreuses circonstances Mohammed fit de grands approvisionnements de grains, et lorsque les prix tendirent à une hausse exagérée, il fit apporter ces grains sur les différents marchés et amena par ce moyen une baisse considérable, sans laquelle la mort eût moissonné des victimes par milliers.
Pendant ces longs jours d’épreuves, les cuisines du palais du Bey restèrent constamment ouvertes aux pauvres de Mascara, et des distributions répétées plusieurs fois, de vêtements préparés d’avance, garantirent ces malheureux contre les rigueurs d’un hiver extraordinaire.
Aux ressources de l’aumône, le Bey voulut ajouter lesressour
ces plus honorables du travail, et c’est à cette époque qu’il entreprit ces grands travaux de constructions qui embellirent Mascara, et augmentèrent ses moyens de défense. Un grand nombre d’ouvriers trouvèrent ainsi le moyen de gagner leur vie, aussi longtemps que dura la
disette.
La mosquée du marché (Djama es Souq) fut augmentée des deux galeries de devant.
          

        La vieille mosquée (Djama-l Atiq) fut reconstruite à neuf et considérablement agrandie ; l’eau dont elle manquait y arriva en abondance et vint alimenter cinq bassins destinés aux ablutions, le Mimber (chaire) fut changé et remplacé par un plus beau.
Peu de temps après, il entreprit la construction de la grande mosquée qui porte son nom ; s’il faut s’en rapporter à l’enthousiasme des poètes qui ont célébré la beauté de l’édifice, cette mosquée doit être une des plus remarquables du pays. L’auteur du Djomani composa une Qasida en l’honneur de son achèvement, et les lettrés arabes citent avec éloge celle d’Ahmed ben Mohammed ben Allal de Guerouna, dans laquelle ce poète après avoir chanté les beautés de ce monument dans tous ses détails, finit par célébrer en style plein d’emphase, le sabre du Bey et élève le Bey lui-même au-dessus de tous les héros des temps
antéislamiques.
A l’un des angles de cette mosquée, s’éleve un dôme d’une rare élégance ; à l’Est fut établi une maqbara (cimetière) destinée aux personnages illustres de Mascara et aux membres de la famille du Bey. Aucentre de cette maqbara, fut creusé un puits qui fournit de l’eau excellente.
Le Bey acheta divers terrains sur lesquels se trouvaient des sources abondantes, et l’eau fut amenée par des conduits jusqu’à la mosquée, et alimenta seize bassins destinés à la recevoir. Une vaste medersa (école supérieure) fut  annexée à l’édifice, une bibliothèque fournie dont
tous les livres furent déclarés habous, servit à l’usage des taleb et des professeurs attachés à cet établissement. Une foule d’autres bâtiments furent annexés à la mosquée comme habous ; les bains connus sous le nom de H’ammam-el-Aâdham furent construits dans son voisinage et
lui appartinrent au même titre, sans compter un four destiné aux besoins du personnel, des boutiques, des jardins et tous les accessoires de commodité ou d’agrément.
Les travaux ne furent complètement terminés qu’en l’année 1196
(1781).
Le personnel de la mosquée se composa d’un Kathîb, d’un Imam, de quatre Mouaddzen, un Mesma (moderris), et un chef (moqadem)  desTaleb. Je trouve dans le Djoumani une longue liste de constructions élevées par le soin du Bey Mohammed, jusqu’à l’époque de la reddition
d’Oran par les Espagnols, et de sa translation dans cette ville. Malgré le peu d’importance de ces renseignements, je vais les consigner ; ici peut-être à l’occasion auront-ils aussi leur utilité. Les notices s’accommodent volontiers des détails dédaignés par l’histoire.
C’est donc au Bey Mohammed que Miliana doit le Mechhed du célèbre ouali Sidi Ahmed-ben-Yousef qui est enterré dans cette ville. Par ses soins un Mechhed fut aussi élevé sur la dépouille mortelle de l’Ouali Mohammed-ben-Aouda, vulgairement appelé Ben-Ada. Il dota Mascara de ponts, de remparts et de bastions armés d’artillerie. La ville neuve et la bourgade (Q’ria) de l’ouali Sidi Ali-ben Mohammed, auparavant privées d’eau, lui doivent les fontaines qu’elles
possèdent ; c’est aussi lui qui fi t construire le vieux marché de Mascara, le fondouc qui le décore et qui est connu sous le nom de fondouc neuf. Ce fondouc fut annexé comme habous à la grande mosquée, lorsque plus tard le personnel en fut augmenté. Tlemcen possédait deux medersa autrefois florissantes  mais alors à peu près en ruines et désertes. Lorsque Mohammed fut investi du gouvernement de la province, il les fit complètement restaurer, rechercha
les habous jadis affectés à leur entretien et qui avaient été spoliés ou détournés de cet usage, les reconstitua en faveur, de ces medersa et donna ainsi une vie nouvelle à l’enseignement de la religion et des lettres dansune ville où il semblait mort depuis longtemps.
A Alger, il fit construire pour ses oukils et ses représentants un logement des plus confortables. Mostaganem vit élever dans ses murs un splendide palais pour ses enfants.
Les écrits du temps vantent aussi le délicieux petit palais qu’il se fi t bâtir à Mascara, une charmante villa qu’il possédait aux portes de la ville, et son jardin (bestan) de Kachrou. S’il est possible un jour de réunir assez de matériaux pour composer l’histoire vraie de la domination turque dans la régence d’Alger, l’on s’étonnera de la somme d’énergie que le gouvernement des Pachas et des Deys a dû dépenser pour s’établir au milieu de ces populations toujours hostiles même après la délaite, toujours prêtes
à recourir aux armes pour venger des revers. Mohammed dans son gouvernement eut aussi bien des fois à lutter contre l’esprit de révolte et d’indépendance, il eut à réprimer des soulèvements qui, comme à l’ordinaire, se traduisaient en actes de brigandage et de meurtre
contre les populations soumises. Plus heureux ou plus ferme que ses prédécesseurs, il parvint à dompter la rébellion par la terreur qu’inspira sa sévérité
A l’extrémité Ouest de sa province, sur les confi ns du Maroc, vivait une tribu de vauriens connue sous le nom des A’chchâch. Malheur à la caravane qui s’aventurait sur leurs terres ; malheur au voyageur qui cherchait un refuge sous leurs tentes. Le pillage et l’assassinat les attendaient au passage. La réputation de ces pillards s’étendait au
loin et des traits multipliés d’audace et de scélératesse ne justifiaient que trop l’effroi qu’ils inspiraient. En voici deux entre mille : Un soir un voyageur attardé cherche un gîte dans une tente, il est d’abord accueilli, et le maître lui sert le repas de l’hospitalité. Le matin arrive et l’étranger veut partir ; alors son hôte se présente et s’adressant à lui :
« Si je pensais, lui dit-il, que les gens de la tribu te laissassent la route libre, je ferais comme eux, mais il n’en est rien, et tu peux te considérer déjà comme complètement dévalisé. A ce compte, il vaut mieux que ce soit moi qui profi te de la bonne chance ; tu vas m’abandonner tout ton bagage, » et joignant le geste à la parole, le drôle s’empara de tout sans façon. Un autre de ces A’chchach qui affectait le plus complet détachement des choses du monde et visait à une réputation de sainteté, avait pour fils des mauvais sujets effrontés. Un jour une caravane vint à passer ; tandis que les garçons étaient endormis tout près de leur père; celui-ci l’aperçut et craignant pour les siens la perte d’une bonne occasion, s’écria de sa voix la plus forte : ô mon Dieu ! préservez, je vous en supplie, préservez cette caravane de l’attaque de mes fils ! Ceux-ci réveillés en sursaut par ces cris, s’empressent d’en demander la cause. Ah ! répond l’hypocrite personnage, je demandais à Dieu de préserver de
vos mains ces pauvres gens qui passent là bas. Les bandits aussitôt de courir sus à la caravane, et bientôt ils revinrent chargés du butin. Ces exploits de coupe-gorges méritaient un châtiment exemplaire ; une razzia fut dirigée contre les brigands ; la tribu entière fut anéantie ou dispersée et l’on n’entendit plus parler d’eux. Quelques temps après, les Mehdia et les Oulâd-Ali-ben-Thalh’â voulurent aussi essayer de la rébellion et furent impitoyablement
anéantis. Sous les Beys précédents, la puissante tribu des H’achem refusait toute obéissance, les expéditions dirigées contre elle n’éprouvaient que des échecs ; aussi, son insolence était externe. Les coupeurs de route infestaient le pays, et le gouvernement était impuissant à réprimer ces excès. Mohammed vint à bout des H’achem, et les soumit,
si bien qu’il finit par les incorporer dans son Makhzen, nomma et révoqua comme il voulut dans leur tribu, sans qu’ils osassent manifester une velléité de révolte.

Les Flittas étaient auparavant les dignes émules des H’achem dans la voie des séditions et des brigandages. Les Mehalla, campées une partie de l’année chez eux, pouvaient à peine y maintenir un semblant de tranquillité et de sécurité pour les personnes. Aussitôt après leur départ, tous les excès recommençaient ; quelques razzias les mirent
à la raison, et depuis, dit l’auteur du Djoumani, ils furent aussi sages que leurs filles, et il devint aussi facile d’y recueillir les impôts qu’il est facile à la faux de moissonner l’herbe des champs. Les Harrar s’étaient continuellement opposés au prélèvement des contributions, le Bey ne leur laissa point de trêve qu’ils ne se fussent soumis à la loi commune. Les H’amian, les Saïd, les Amour, toutes les
tribus du Djebel-Râched éprouvèrent la force de son bras, et ne prolongèrent point une résistance inutile ; son trésor se remplit des contributions qu’il jugea convenable de leur imposer.
Une des expéditions les plus importantes du Bey, est celle d’El-Arouath qu’il entreprit en l’an 1199  de l’hégire. Un de ses secrétaires nommé Ben Hattal en a consigné tous les détails dans un petit livre en prose rimée (Chadjee), dont je donne la traduction à la suite de cette notice. Toutes les populations, traversées par la colonne expéditionnaire se soumirent à l’impôt annuel. La ville d’A’in-Madhi, qui avait fait sa soumission pendant cette campagne, crut, après
le retour de Mohammed à Mascara, pouvoir se soustraire aux conditions qu’elles avaient acceptées. Le Bey résolut d’aller l’attaquer denouveau.

Les habitants d’A’in-Madhi firent une résistance des plus opiniâtres. Dans une affaire très-meurtrière, les munitions vinrent à manquer aux goums qui suivaient le Bey, et cette circonstance allait lui être fatale, lorsque par un hasard des plus heureux, on vint lui annoncer l’arrivée d’un convoi de mulets chargés de munitions envoyées d’Alger. Ce secours inespéré rétablit l’avantage de son côté ; et le même jour, avant le coucher du soleil, Mohammed entra de force dans la ville, rançonna rigoureusement les habitants, et les força à accepter cette même condition d’un impôt annuel qui humiliait tant leur fierté.

Tous les Arabes s’accordent à dire que le Dey Mohammed était d’une largesse exemplaire dans ses entreprises. Cette faveur constante de la fortune agissait puissamment sur les tribus impressionnables, et contribuait peut-être autant que sa bravoure incontestée, à faire accepter patiemment sa domination. Une fois cependant, cette même fortune avait semblé vouloir le trahir presque au début de sa carrière. Il n’était encore que Khalife, et avait reçu la mission d’aller combattre les Oulâd-Cherif, révoltés.
Ceux-ci avaient fait appel à tous leurs voisins, et une foule d’auxiliaires étaient accourus de toutes parts.
Bientôt les forces dont Mohammed pouvait disposer se trouvèrent de moitié moindre que celles des ennemis.
Les Arabes résistèrent à plusieurs attaques successives, et ce succès promptement propagé, leur amena de nouveaux renforts. La situation était pleine de périls ; les troupes de Mohammed parlaient de battre en retraite, mais au moindre mouvement en arrière, les masses ennemies n’auraient point manqué de se ruer sur les derniers rangs de
son armée, et la déroute était probable. Mohammed loin de prendre ce parti dangereux donna au contraire l’ordre de former immédiatement le camp pour sa Mehalla ; cet expédient lui réussit à merveille ; bien qu’il campât ainsi dans une position des plus exposées et dominée de tous
côtés, les Arabes n’osèrent point essayer de l’y forcer. C’est que Mohammed connaissait parfaitement les adversaires qu’il avait devant lui, il savait que les Arabes ont une frayeur extraordinaire des Mehalla dansleur camp ; un camp est à leur yeux comme une forteresse, dont les défenseurs ne pouvant s’échapper par la fuite, sont obligés à une défense désespérée. Et d’ailleurs, forcer ainsi une Mehalla dans ses lignes et lui infliger une pareille honte, c’était vouloir s’attirer la colère implacable du Dey qui n’aurait plus de repos tant qu’il n’aurait point vengé ce revers de la façon la plus terrible. Les Ouled Cherif voyant Mohammed décidé à ne point abandonner la position qu’il avait prise, préférèrent en effet se retirer. A mesure que je fouille plus avant dans les documents concernant
la vie et les actes du Bey Mohammed, documents que je dois à l’obligeance d’un de ses petits neveux,  je ne puis l’empêcher de reconnaître en lui une âme élevée et ambitieuse des grandes choses. Bien que l’on ait dit avec raison que l’histoire pour être vraie ne doit point être contemporaine, il m’est impossible de ne pas me rendre à l’évidence des faits nombreux qui témoignent de sa bravoure, de sa libéralité sans bornes, et de sa passion pour tout ce qui était luxe et magnificence. Les revenus de la province de l’Ouest étaient par eux-mêmes trèsconsidérables, il les avait énormément augmentés au moyen du produit des contributions qu’il avait imposées à ces nombreuses tribus du Sud, soumises par les armes. Aussi, en dehors du tribut qu’il, devait envoyer à certaines époques à Alger, restait-il dans son trésor particulier de quoi satisfaire à tous ses goûts de dépenses. Ce que j’aime surtout en lui, c’est la généreuse protection dont il environnait les lettrés du pays et les récompenses
qu’il accordait à leurs moindres travaux. Je trouve, par exemple, dans le Djoumani, une somme de cent dinars d’or envoyée à l’auteur de cet ouvrage, pour un abrégé fait par lui du livre intitulé El ar’âni, une autre somme de cinquante dinars lui fut aussi donnée pour une compilation d’articles de médecine tirés du Camous et d’autres ouvrages sur cette
matière.

       Le poète de Guerouma Ben-Allal qui se rendit à Mascara pour lui offrir ses deux Qasydas, l’une en l’honneur de la construction de la grande mosquée, l’autre en l’honneur de la prise d’El-Arouath, reçut pour récompense cent Mahboub d’or, et des vêtements dont la valeur représentait la moitié de cette somme.

      Une foule d’autres lettrés furent maintes fois l’objet de ses bienfaits. Aussi, les éloges en vers et en prose ne lui manquèrent point; le Djoumani renferme plusieurs petits poèmes composés à sa louange ; parmi les noms des auteurs, je remarque un poète de Blida, nommé
Mohammed-ben-Etthaiie, et un autre de Tlemsen nommé aussi Mohammed. L’auteur du Djoumani eut l’honneur de dédier au Bey son ouvrage sur la littérature intitulé : O’qoud el Mah’âsin, ainsi qu’un long commentaire qu’il composa sous le titre de Charah’-el-A’qiqiia Pendant
l’expédition d’Oran, dont nous parlerons bientôt, le Sid-Moustafa-ben- Abd-Allah, chef des Taleb, quis’établirent à Ifri, fut aussi chargé par lui de composer un recueil des H’adits (traditions), concernant le Djihâd
(guerre sainte). On me pardonnera de citer ces noms si peu connus ; ils pourront servir à celui qui tentera d’écrire l’histoire littéraire de la régence d’Alger pendant la période turque. Le Bey Mohammed, s’il faut en croire les récits contemporains, n’avait rien négligé de ce qui concerne la culture de l’esprit ; il avait une bibliothèque nombreuse et choisie. Des copistes intelligents et habiles en calligraphie reproduisaient pour lui les ouvrages les plus renommés.
Rien ne lui coûtait pour se procurer les manuscrits précieux. Il aimait et recherchait les entretiens des hommes instruits et les discussions scientifiques. Dans ses moments de loisir, il s’enfermait au milieu de ses livres et puisait avec amour dans ces trésors de science et d’érudition. Aussi connaissait- il à fond l’histoire arabe, depuis les temps antéislamiques ;
traditions, faits remarquables, anecdotes, proverbes, chroniques des monarques et des héros, rien ne lui avait échappé. Ses connaissances en thérapeutique étaient fort étendues ; il se plaisait à être le médecin des pauvres, à faire préparer dans son palais les remèdes indiqués par
lui, et qu’il distribuait gratis aux indigents, il imitait en cela, dit l’auteur du Djoumani, notre Prophète béni qui fut, lui aussi, le médecin de ses compagnons, et se guérissait lui-même lorsqu’il était malade, grâce aux secrets de la médecine qu’il possédait, à tel point que le CheikhAbd-El-
lathif a pu faire sur la science médicale du Prophète, un ouvrage intitulé El menhal Erraoui ou’l Menhadj-essaoui-fy’t-Thobb-Ennabaoui. Le Bey aimait les chevaux et était un cavalier distingué, ses écuries étaient remplies d’étalons de race et dont la généalogie remontait aux coursiers les plus fameux ; il était excellent chasseur, et sa fauconnerie était digne d’un monarque. Les Arabes admiraient tout ce luxe. On sait combien ils détestent, chez les grands, tout ce qui ressemble à l’avarice et à la lésinerie; souvent ils oublient les exactions dont ils sont victimes, lorsque le produit en est noblement dépensé. Les jours de solennités et de fêtes, une partie des revenus de l’impôt retournait en aumônes aux indigents de la province, une autre partie
était consacrée à la rémunération des Taleb et des serviteurs des mosquées. Le Bey n’oubliait point chaque année d’envoyer un riche cadeau aux deux villes saintes, et de plus un jeune eunuque était destiné au service de la mosquée de Médine. On sait que le soin de veiller à la propreté de cette mosquée est réservée à des créatures ainsi mutilées, afin, disent les musulmans, que l’impureté ne puisse souiller son enceinte sacrée.
Tous les trois ans, le Bey de l’Ouest se rendait à Alger pour verser au trésor l’impôt de la province : Cette époque était impatiemment attendue dans cette ville, depuis que Mohammed était installé dans son Beylik. Il emportait, en effet, soit pour verser au Beit-el-Mal, soit pour
les cadeaux et gratifications en usage, une somme de cent mille sulthanis, et de plus une somme pareille pour distribuer en largesse à la population ; sans compter une énorme quantité de bestiaux, de grains, de provisions de bouche, plus, des chevaux et des esclaves qu’il destinait aux grands fonctionnaires, aux serviteurs des mosquées, etc. Son arrivée répandait partout la joie en même temps que l’abondance, et c’était véritablement ce jour-là la fête des pauvres. L’envie qui s’attaque toujours aux nobles caractères, essaya bien des fois de miner sourdement le crédit du Bey auprès du Dey d’Alger, mais celui-ci reconnaissant en lui une supériorité réelle se garda bien de
se priver de ses services. Il n’y avait, pas seulement que le Dey qui sût l’apprécier à sa valeur, il avait encore des amis parmi ses collègues, les Beys du Titeri et de Constantine étaient dans les meilleurs termes avec lui. H’assan, Capitan Pacha de la Porte, lui avait voué une amitié sincère. Le Dey de Tunis, l’Empereur du Maroc Moulai Mohammed-ben-
A’bdallah-ben-Ismael échangeaient souvent avec lui de riches cadeaux, témoignages d’estime et de sympathie pour sa personne. Yezid qui succéda à Moulai Mohammed sur le trône du Maroc, imita la conduite de son père, à l’égard de Mohammed, et entretint avec lui les relations les
plus amicales. La générosité, comme, dit l’auteur du Djoumani, était l’axe autour duquel gravitait toute sa conduite, et sa demeure fut comme la Qibla vers laquelle dirigeaient leurs regards tous ceux qui avaient besoin de
bienfaits. Il eut, en effet, le bonheur, en maintes circonstances, d’offrir auprès de lui à de grands personnages un refuge contre les vicissitudes du sort.

GORGUOS.

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Brahim Boumedien

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- Diplômé de l'Ecole Normale Nationale d'El-Harrach - Formateur (Education Nationale et Formation professionnelle) - Ancien professeur de Techniques de gestion et de Techniques d'Expression - Ancien professeur à l'ENNET - Ancien directeur de collège. S'occupe actuellement de recherche pédagogique (lutte contre l'analphabétisme, en particulier)
Site Web : http://pedagotec.e-monsite.com

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