Une maison vide – Arnaud Mattei

La maison semblait vide et abandonnée. Seule sur la lande Bretonne, à la pointe du Cap Sizun, elle observait la brume se marier avec les vagues doucereuses venant s’échouer au pied des rochers de la petite crique, qu’elle surplombait fièrement.

Depuis trente ans, rien n’avait bougé, ni la mer, ni le soleil, ni la pluie qui lui restaient pour seuls compagnons. Le granit de ses pierres sans âme, orphelines depuis le départ du dernier des Kermandec, sous l’assaut des embruns nostalgiques se ridait peu à peu.

Désespérée et impuissante, elle avait vu un matin de furie, la mer ivre de colère happer les parents de celui-ci, partis pécher. Leur frêle bateau de marin avait été englouti d’un coup d’un seul par les lames meurtrières et avec lui, toutes ces heures de grâces qu’elles avaient passées près de ceux qu’elle aimait au-delà de tout. Seule, lui restait l’espérance d’un retour au soir tombant à la lune se levant.

A la capitale là où sa carrière professionnelle, le hasard et le destin l’avaient finalement mené, Loïc Efflam aimait cette heure entre chien et loup, quand la nuit tutoyait le jour. Du haut de son donjon de verre, qu’il occupait au titre de sa fonction dans l’immense bureau que l’entreprise avait mis à sa disposition, il observait ces milliers d’hommes et de femmes sur le parvis quittant leurs bureaux pour retrouver le réconfort de leur foyer. Par son travail acharné, il avait gravi cet à-pic vertigineux, pas à pas, étage par étage, non par ambition, non par volonté de réussite, mais pour fuir le chagrin du large par la houle à ses paupières posée. 

Il le savait, la peine et la douleur ne se brisent jamais contre les falaises de l’oubli, le jusant de ses souvenirs, ne sait retenir le bonheur. Il va, il vient dans l’écume blanchâtre qui perle les flots sur l’immensité des plages perdues de l’abandon. Oui, en ces instants l’homme se sentait seul et, son âme cherchait au lointain de l’horizon la chaleur de celle qui lui restait pour seule famille.

La maison Kermandec, comme l’appelait encore les anciens, résistait à l’assaut du temps car l’éternité de son histoire ne pouvait fuir sa mémoire aux ancestrales racines. Elle le souhaitait, elle le sentait, Loïc Efflam, son enfant, sa chair, qui avait grandi dans la quiétude de ses murs, lui reviendrait. Pour l’accueillir, il ne lui resterait plus qu’à se parer de ses plus beaux atours. Etrangement, la poussière n’avait jamais posé son masque funèbre sur elle, les pièces brillant toutes d’une éclatante beauté ; sa beauté. Tout sera prêt ; tout devait être prêt, comment pourrait-il en être autrement ? La table serait mise, les fleurs rependraient leur doux parfum, le feu aux flammes ardentes crépiterait dans la cheminée. Il sera envahi de toutes ces odeurs, sitôt la porte ouverte, le seuil franchi.

Sa venue se fera à la marée montante, elle en était certaine ; il avait toujours été fasciné par l’eau recouvrant peu à peu les premiers rochers de la falaise pour finir par les engloutir totalement. Elle ne serait qu’éphémère, elle le savait ; la vie de Loïc Efflam était ici et ailleurs. Mais une simple visite comblerait son cœur de vieille dame usée par la solitude et le silence.

Aura-t-il changé ? Sera-t-il encore ce bambin aux yeux bleus immenses posant son regard grave et profond sur l’étrangeté et les mystères du monde ? N’être que tendresse, humer sa présence pour chasser le froid de l’absence, tel était ses vœux les plus chers, si simples et si difficiles à exaucer pourtant. Sauraient-ils ensemble se tourner vers un futur tant espéré et, évoquer ce passé qui les ramènera vers les heures sombres les ayant séparés.

Loin, si loin d’elle, Loïc Efflam méditait sur l’étrangeté du destin. Qui était-il vraiment ? Beaucoup l’enviait pour son intelligence, sa prestance, son pouvoir, son magnétisme, il possédait toutes ces qualités. Peu lui importait tout cela. A cette heure, comme à chaque fois, c’est le large qui l’aimantait ; dans les nuages, c’est l’océan qu’il voyait. Durant toutes ces années, il n’avait pu penser à la perte des siens, il s’y était toujours refusé, par peur, par faiblesse, pour se bâtir un avenir nouveau sur les ruines d’un hier douloureux.

Ce soir n’était toutefois pas aux autres, semblable. Ce soir, il ne fermerait pas la lumière en se disant que tout serait pareil demain. Ce soir, sous la lune montante annonçant les grandes marées à venir, dans le murmure d’un vent aux senteurs salés du lointain, elle l’appelait comme jamais. Il entendait son cri, sa mélopée, « Tu dois revenir, je suis ta maison, l’antre de ton âme, ton roc à tout jamais fidèle ».

Avait-il vraiment entendu ces mots, n’étaient-ils pas le fruit de sa nostalgie ? Non, il les avait bien entendus. Aimanté, il prit sa décision, il irait la revoir, la prendre dans ses bras, l’embrasser. Pouvait-il en être autrement ? Cette maison, sa maison est la gardienne de son sang, la gardienne de ses maux qu’il devait affronter. On n’échappe pas à ce que l’on est, il était fils de l’océan, comme l’étaient avant lui, son père et le père de son père. Il était le dernier des Kermandec, il ne pouvait, il ne devait l’oublier. Alors pour lui, pour elle, pour l’amour des siens, il ira.

« Bientôt je serai là, vois-tu je sais que tu m’attends. Tu t’en doutes, j’arriverai par bateau à la marée montante, comment pourrait-il en être autrement ? Du lointain, j’apercevrai le chemin herbu bordé de genêts fleuris et de bruyère qui me mèneront à toi. Qu’il sera doux de le serpenter » lui dit-il. « Ce bientôt, c’est demain, prépare-toi » conclut-il.

Elle n’avait pas changé cette immensité envoûtante parée d’azurs et d’émeraudes. Au loin le phare du Millier veillait de sa lumière rougeoyante sur les derniers soubresauts de l’onde. Le soleil le saluait, il éclairait déjà cette terre des druides, des contes et des légendes, qu’il avait tant et tant écoutés, contés par sa grand-mère au soir à la veillée. Le voilà de retour au pays des calvaires, que les chrétiens avaient élevés pour ceux qui partirent et ne revinrent pas, pour ceux qui restaient en implorant la protection des Dieux.

L’avait-il imaginé ainsi ce retour ? Revenir du lointain pour être dans le si proche à bord d’une belle bisquine cancalaise, dont le patron avait bien voulu l’embarquer pour ce pèlerinage qu’il lui avait dévoilé. En vieux marin bourru, celui-ci n’avait posé aucune question se contentant de le ramener chez lui. Chez lui ? Il s’étonnait de l’incongruité de ce mot éprouvant le remord de cet abandon d’un si lointain présent.

Aujourd’hui, caché derrière la voile par les alizées de l’espérance gonflée, il ne put empêcher tout son être de vibrer au son des mots tendresses de sa mère, à la caresse pudique de la main caleuse de son père. Pour la première fois depuis si longtemps lui revenait toutes ces émotions, au tréfonds de lui, jusqu’à l’instant enfouies.

Au lointain se dressait la belle, dans toute la splendeur de ses murs sertis des mille couleurs, que l’aube naissante dessinait sur ses flancs, en guise d’offrande pour son retour. L’Ankou ne sera pas des leurs cette fois. Nul Neptune en colère, ne viendrait le prendre. Nulle ombre ne saurait poser son masque funeste sur ce qui fut, sur ce qui est, sur ce qui sera. Il ne pouvait plus en être ainsi. Elle se rapprochait peu à peu, majestueuse et forte, craintive et souriante, à le deviner à la proue de l’embarcation lui tendant les bras pour le serrer contre elle après un si long voyage.

Rien ne dure, ni l’éternel, ni l’éphémère, frères opposés de l’instant qui se meure et renaît dans la peine et la joie, les rires et les pleurs. L’inexorable marche du temps au cadran cadencé par l’allégresse des pas du sourire revenu, peuple la solitude de la plénitude des retours.

Non la maison n’était ni vide, ni abandonnée ; elle était là tout comme les falaises, tout comme l’océan, tout comme ses parents. Elle était là vivante, vibrante éclatante, resplendissante, le portail ouvert sur leur commune destinée attendrie par la renaissance de ce qui n’avait jamais disparu, de ce qui est, de ce qui fut.

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Arnaud Mattei

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Les poèmes sont cent, ils sont mille, ils sont uniques. Ils sont de toutes les cultures, de toutes les civilisations. Ils sont odes, ils sont sonnets, ils sont ballades. Ils sont vers, ils sont rimes, ils sont proses. Ils sont le moi, ils sont l’émoi. Ils chantent l’amour, ils disent nos peines, ils décrivent nos joies. Ils ont la force de nos certitudes, ils accompagnent nos doutes. Ils sont ceux de l’enfance, ils traversent le temps, car ils sont le temps. Ils ont la pudeur de la plume, la force d’un battement d’ailes. Ils sont ceux qui restent, ils prennent la couleur de l’encre sur le papier, sombres clairs, multicolores.
Alors ces quelques mots pour la souffrance de les écrire, pour le bonheur de les dire, pour la joie de les partager.
Des quelques poésies de mon adolescence retrouvées dans un cahier aux pages jaunies, d’un diplôme jadis gagné à un concours à mes presque soixante ans, il se sera passé un long moment de silence, une absence que le vide du temps ne saurait combler. Je crois avoir fait de ma vie, une vie simple et belle avec ceux que j’aime. Pendant ces quelques décennies, les mots sont restés au plus profond de moi.
Aurai-je la force de les dire, saurai-je être persévérant pour les écrire ? Et vous, les écouterez-vous ? Peut-être aujourd’hui, peut-être demain, peut-être maintenant, qui sait….

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Grant, Marielle
Invité
Grant, Marielle
8 mars 2025 9 h 52 min

Quel texte émouvant! Revoir la maison de son enfance, et tout ce qu’ on a tant aimé , et qui souvent, a influencé notre vie pour toujours!