XXVI- Les gars des couloirs
Qui n’a connu que le bâtiment historique de Paris IX-Sorbonne se croirait arriveé dans un autre monde en pénétrant dans sa nouvelle annexe sise porte de Clignancourt. Je ne vous parlerai pas des salles de cours à peine plus grandes qu’une salle de classe de collège, mais de son hall d’accueil et de ses couloirs.
Ces dernier me donnent l’opportunité de vous dresser trois mini portraits masculins sur mes rencontres des couloirs. Tous les jours m’y croisais mon ami antonien Pascal, fondateur du Comité d’Action Chrétienne, qui m’invitait à partager un café en sa compagnie. A chaque café, il me posait la même question : « As tu enfin ta carte du PS ? ». Et quand je répondais par la négative, il me lançait « Ne sais-tu pas que tout chrétien doit avoir cette carte ? . Un chrétien non socialiste est un mauvais chrétien ! ». Assez-vite j’ai préféré le passer de ses cafés et de son refrain. Seulement, le jour même, dans les couloirs j’ai aperçu, assis par terre, toute une brochette de délégués syndicaux et politique. Le lino reluisant leur servait de table et il fallait slalomer entre leurs flyers et leurs affiches. Et à ce moment là, oh surprise, Pascal me tape sur l’épaule et me dit : « J’ai compris ta position, alors tu n’as plus qu’à prendre la carte du RPR, tu seras mon adversaire préféré ».
Un des premiers jours de l’année universitaire, j’avais repéré deux guitaristes de chaque côté du hall d’entrée dont le carrelage de dalles noires et blanches alternée évoquait un jeu d’échec. Restons positif et voyons y un jeu de dames. N’empêche, de chaque côté de ce hall je vis un musicien blanc à gauche et un autre noir à droite. Ces deux auteurs-compositeurs-interprètes essayaient de couvrir le vacarme ambiant en y faisant résonner leur dernière chanson. Le guitariste de gauche, qui se révéla se prénommer Patrice, chantait : « Au lieu de nous pomper l’air avec vos centrales nucléaires, vous feriez mieux de nous pomper l’’eau pour nos artichauts ». Derrière moi j’ai entendu quelqu’un applaudir très fort et s’approcher du guitariste et lui dire : « C’est une chanson très socialiste, donc très chrétienne. Je vous invite à venir nous la chanter au Comité d’Action Chrétienne que je dirige à Antony. » Ce jour là nous sommes rentrés à trois par le même RER.
L’autre voix était celle de celui qui se présenta comme Bernard Assako. Il chantait un slam avec refrain dont les paroles étaient : « Une chanson à thème, ça te refroidit, ça mène nulle part, sinon au cimetière ».Il m’expliqua qu’il avait enregistré un 45 tours, un reggae intitulé « Mama Esther » ? C’était le prénom de sa maman et il comptait gagner suffisamment d’argent pour retourner la voir au pays. Deux déconvenues l’en dissuadèrent : le studio avait ajouté des arrangements un peu « mélo » masquant le beat de sa guitare rendant ce titre aussi invendable que méconnaissable, et les 2 % de bénéfices promis seraient partis dans la promo du 45 tours. Il était en quête d’un arrangeur qui respecterait son orchestration initiale. Apprenant que je pouvais être son homme, je lui laissai ma carte avec mon adresse et mon téléphone. Comme le fit Bertrand, il s’invita chez mes parents, à la différence que ce fut un dimanche en plein repas familial en présence de nos invités (ma tante et de mon oncle). De même qu’à peine rentré Bertrand avait ôté ses chaussettes sans mot dire, Bernard, lui, déshabilla sa guitare et se mit à entonner, comme l’aurait fait Hervé : « Une chanson à thème, ça te refroidit… ». Ma mère lui promit de lui offrir le dessert et le café s’il voulait bien attendre la fin du repas pour nous faire découvrir la suite de son répertoire, ainsi qu’il s’apprêtait à le faire en sortant son carnet de chansons et son pupitre.
Par la suite, nous en sommes venus à jouer en trio avec ces deux guitaristes et avec un troisième larron prénommé, comme moi, Jean-Marie. J’ai monté, pour leur faire plaisir, un nouveau groupe de rock du nom de Haddock et notre hymne était Hadock’n roll.
Mais à ce moment là nos études étaient terminées et il n’a jamais pu résonner dans le hall et dans les couloirs de notre fac de Clignancourt. Je suis sûr que Pascal aurait aimé et nous aurait applaudi en décodant les messages subliminaux socialistes de notre rock déjanté.
Racontée avec humour, une tranche de vie de quatre étudiants musiciens et politisés chacun à sa façon, auxquels se joignit l’ auteur, pour former le groupe “Haddock”, dont il fut le capitaine!