Les Croquenotes – Patrice Fougeray

– Voilà bien longtemps que nous marchons. Je crois, Ami, que nous devrions nous arrêter.

– Comment, Compagnon, après tout ce temps passé à user ensemble nos semelles tout au long des routes et nos doigts à nos instruments, tu voudrais renoncer?

– Ami, je suis las de porter sur mon dos des musiques écoutées de personne.

– Compagnon, tu ne portes qu’un violon! Que dirais-je moi du poids de mon accordéon ?

– Je porte aussi les partitions. Et puis tous ces airs dans ma tête!. . . Je les sens qui la gonfle comme un ballon !. . .

– Pourtant avec tout ce vent qui l’emplit, elle devrait t’être à porter bien légère, cette tête qui tant te pèse. Allons mon Compagnon, penses à tous ces gens sur les places qui s’attardent autour de nos chapeaux, n’écoutent-ils pas lorsque nous jouons? Et n’ont-ils pas l’air bien heureux lorsqu’ils s’en vont?

– Mais la plupart ne jettent que des boutons. Ami, il manque tant de crins à mon archet, qu’il ne me restera bientôt plus que le bois pour gratter les cordes de mon violon. Et il faut chercher longtemps avant d’en trouver, perdus par un cheval.

– Et tant de nacres à mon accordéon qu’il ne brillera bientôt plus aux rayons du soleil.

– Les notes mes fuient. Les cordes de mon violon sont si détendues qu’elles ne savent plus les retenir. Mes doigts, si agiles autrefois à les attraper, aujourd’hui sont trop gourds. Jadis, les caresses que je leur prodiguais provoquaient ces tendres vibrations qui m’ont valu le coeur de tant de femmes. . . . Et il y a beau temps que les femmes, elles aussi, me fuient. . .

  • Ah, Compagnon! Toi qui sus toujours si bien me divertir de tes facéties et qu’un air de mon piano à bretelles mettait en joie, te faisant danser, comme te voici bien amer et nostalgique. Et ta nostalgie pourrait bien me gagner. Écoute un peu cet air guilleret qui m’est venu tout à l’heure lorsque nous buvions à cette fontaine où cette petite nous porta des cerises noires et juteuses. As-tu vu ses joues roses, ses yeux brillants alors que nous lui jouions et chantions notre aubade? Compagnon, un tel bonheur ne te donne-t-il pas l’envie d’en dispenser d’autres? Écoute-moi et donne-moi ton avis sur cet air-là.

Pianotis

Touche à touche s’égrène,

Tantôt ivoire, tantôt ébène,

La lancinante mélopée

Doigts gourds

Et lourds

De peine

À l’empan, des mains s’enchaînent

Tantôt ivoire, tantôt ébène,

Les notes syncopées

Doigts vifs

De glyphes.

– Ami, tu sais comme rien ne m’est plus doux que ta tendresse, et tes efforts me touchent, mais vois-tu, je suis tant fatigué. . .

. . . Eh! Vous, là-bas, écoutez-moi ça! Ma trompette est rieuse, elle me joue des tours; S’il vous plaît, aidez-moi. Entendez, elle veut garder pour elle ma plus belle note, mon plus beau `LA’. Frères, voyez-moi, j’ai maintes fois tenté de la déloger du tuyau de mon cornet, elle ne veut rien entendre. Et regardez ma partition, comme elle est vilaine avec ce grand trou blanc à la place de mon joli `LA’! J’ai eu beau de près regarder, il manque bien là! J’ai secoué, soufflé, agité, mon `La’ obstiné s’en est tenu là, refusant de sortir.

– Vois, Ami, ce joyeux compagnon que t’envoie notre Muse! Avec son instrument et ses tours de malices, il te suivra bien mieux que moi.

– Ah! Te voilà; Méchante! Viens que je te pose là, sur cette partition à ta juste place. Frères, entendez, n’est-ce pas un bien beau `LA’, que ce `LA’ là ?

– Compagnon, ne pars pas. À trois, nous porterons mieux toutes ces notes dont s’abreuvent les gens. Si les siennes se cachent, les tiennent ne fuiront plus, regarde comme déjà elles s’attachent.

  • Amis, ne soyez pas fâchés, mais je reste là. Au pied de ce saule dont le feuillage caresse l’eau claire de ce ruisseau. Là est désormais ma place. Partez compagnons. jouez pour moi un air gai et entraînant. Que mon âme se fasse encore plus légère.

Le saule a pleuré.

Ses larmes en coulant ont noyé mes dimanches

Et mes après-midi faites de lune blanche.

Emporté par le flot de ses ondes amères,

Je vogue maintenant du côté des chimères,

Espérant y trouver enfin mon âme mère.

Patrice Fougeray 

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Patrice Fougeray

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Journaliste retraité de la presse écrite régionale,J'ai été amené à m'intéresser à tous les aspects de la vie en société. Cependant plus attiré par la culture que les faits divers, même si certains de ceux-ci m'ont conduits à écrire une recueil de nouvelles ,"L'Oeil inquiet", puis un récit romancé ," Relation(s)" en recherche d'éditeur, et un second recueil de nouvelles "Vies secrètes", également en attente d'édition.
Mon psuedo d'auteur, Julien Ertveld, vient de la séparation des mes centres d'intérêt lorsque j'étais journaliste. Il s'agit du nom de jeune fille de ma mère, dont le père avait une origine belge.
J'écris de la poésie depuis l'âge de seize ans.

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