La canne de mon père…..Nordine Chebbi

 

                                                       SOUVENIRS  D’ENFANCE                                                                                                                          

 

5-  LA  CANNE  DE  MON  PERE

 

De mon père, je ne  garde pas grands souvenirs. Il venait de partir dans l’au-delà alors que  je frottais encore ma culotte sur les bancs de l’école.

Je ne comprenais pas encore grand-chose à la vie et le jour où il décéda, j’étais sur la place du quartier avec mes copains à courir derrière un ballon en papier.

Ma mère avait bien envoyé quelqu’un me chercher, mais, tout môme que j’étais, j’avais refusé de rentrer et préféré rester jouer avec mes copains.

Ce n’étai que quelques jours après que je commençais à remarquer réellement l’absence de mon père. C’était ma mère, qui n’avait  jamais su elle-même de quoi il était décédé, qui m’avait alors expliqué ce qui venait de se passer et que mon père était au cimetière désormais.

Le cimetière ! C’était un mot qui ne m’était pas tout à fait étranger.

 

Le cimetière de la ville, sans porte d’entrée et au mur d’enceinte qui nous arrivait jusqu’aux genoux, était en face de l’école et, très souvent, mes copains et moi, nous y rentrions pour nous assoir à l’ombre de ses mimosas en attendant la sonnerie, ou alors c’était pour jouer à cache-cache  derrière les tombes ou dans les herbes hautes qui envahissaient les lieux.

Au septième jour de la mort de mon père, j’accompagnais la famille pour nous recueillir sur sa tombe et réciter la fatiha et ma mère en profita pour m’expliquer alors que mon père était là, sous terre, à mes pieds et que je n’allais plus jamais le revoir.

Bien sûr, je ne comprenais pas ce qu’elle me disait et ce que mon père faisait là. Mais venant de ma mère, qui,  je le savais, disait toujours la vérité, j’acceptais ce fait sans rechigner.

 

La seule image, la plus nette que je garde néanmoins de mon père était sa canne ! Cette canne dont il ne se séparait jamais que pour dormir. Elle lui était si précieuse qu’il ne supportait pas que quelqu’un la touche, encore moins qu’il en fasse usage dans quelque service que ce soit.

En réalité, la canne de mon père n’en était vraiment pas une, ce n’était en fait qu’un bâton en bois d’olivier qu’il s’était lui-même confectionné en guise de troisième pied. Tant qu’on a des mains, nous disait-il toujours, il faut les rendre utiles. Une façon à lui de nous apprendre la débrouillardise.

 

Plus qu’elle ne lui servait à se tenir debout ou à marcher, la canne lui était utile à bien d’autres choses à faire : à écarter un objet qui se trouvait en travers de son chemin, à taper sur une porte ou sur un mur pour faire appel à quelqu’un, à suspendre son burnous ou le couffin à son épaule pour aller au souk, à chasser le chat qui rôdait toujours autour de lui et qui le gênait…Sans oublier aussi qu’elle lui servait, de temps en temps, à corriger l’un d’entre nous, enfants espiègles que nous étions, qui osait outrepasser ses ordres ou manquer à son devoir. Nous craignions alors les punitions de notre père et nous avions une peur bleue de cette canne que mon père maniait si bien, notamment pour punir celui, parmi nous, qui sortait du droit chemin.

La seule fois que j’ai eu affaire à la canne de mon père, je me rappelle, c’était quand j’avais désobéi à ma mère et refusé d’aller chercher du charbon pour allumer le canoun. Ce soir-là, nous avions dû passer la soirée dans le froid et, plus grave, le thé pour mon père n’avait pas été préparé. Deux coups fortement assénés sur mon dos avaient suffi pour me faire regretter ce que j’avais fait et pour me rappeler à l’ordre à jamais.

Nous avions dû garder nos vêtements pour dormir. Frères et sœurs, nous nous étions serrés les uns contre les autres pour nous réchauffer.

Pour moi, c’était la pire nuit que j’avais passée : en plus de mon dos tout endolori qui me faisait souffrir, j’avais dû me coucher à plat ventre et mes frères et sœurs trouvaient alors un malin plaisir à se moquer de  moi.

Et, plus humiliant que la punition subie, c’était le fait d’être traité de « petit âne « à chaque fois que l’un de nous subissait les sévices de la canne. Cette canne, telle l’épée de Damoclès, nous tenait toujours sous la menace et elle n’était jamais très loin pour nous atteindre de ses coups cinglants.

 

Le jour où mon père avait perdu sa canne, c’était le branle-bas dans toute la maison. Tout le monde, la mère comme les enfants, devait laisser ce qu’on avait entre les mains pour la chercher. Nous nous y avions tous mis de notre énergie dans la besogne et mon père nous menaçait des pires sévices si sa canne n’était pas vite retrouvée.

Ce n’était qu’une heure plus tard qu’elle fut enfin découverte : elle était cachée sous son burnous, lui-même suspendu à une porte, que mon père lui-même avait mise là et oubliée. Tout le monde s’était mis à souffler et quand elle lui fut restituée, mon père avait recommencé à revivre. C’était comme si une partie de lui-même lui était arrachée.

 

Une fois,  nous étions tous réunis dans un coin de la maison à chahuter pendant que nos parents faisaient la sieste. Nous avions envisagé, dans une folle idée, de subtiliser la canne de notre père et de la faire disparaître à jamais.

L’idée était tellement audacieuse et risquée que personne n’avait  osé être le héros d’une telle aventure. Les retombées de l’échec de cette opération auraient été fatales pour nous tous.

L’idée en resta donc là et la canne continua à faire planer la menace dans la maison et nous, nous continuâmes à nous conformer à la stricte éducation que mon père nous avait toujours imposée.

 

Après la mort de mon père, la fameuse canne restait encore là pour longtemps, suspendue à un clou derrière la porte, mémoire d’une autorité paternelle qui avait  régné depuis que nous étions nés et garante d’une discipline à jamais instaurée.

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Invité
31 juillet 2018 18 h 12 min

Merci Nordine beau et touchant texte en hommage à la Canne de ton père symbolisant l’autorité. Et tu le dis si bien’ mémoire d’une autorité paternelle. Hé ben oui mon ami l’enfance marque fort et observe délicatement notre vie quotidienne. Avec ses maux et ses joies l’existence d’un enfant est délicate et fragile. . Et Elle imprègne cette petite mémoire fraîche et innocente . Et surtout lorsqu’on on reçoit une punition d’une façon injuste et arbitraire . Et c’est fréquent dans notre société patriarcale.
Bravo mon ami la lecture de ce texte est agréable et émouvante .
Douce soirée
Mes amitiés
Fattoum.’