En arrivant dans la résidence Les Iris, je découvris deux bâtiments alignés à 90°; entre eux un grand parc boisé avec du gazon tout autour d’un immense bac à sable.
C’était le lieu de rendez-vous tacite de tous les enfants et il y en avait plus que ce que je ne pouvais l’imaginer car c’était une résidence classée « économique et familiale ». Je m’y suis tout de suite fait des tonnes de supers copains et ma copine de toujours qui se prénommait Corinne. Sa mère, Violetta, une polonaise qui ne cachait pas ses origines, disait que c’était un garçon manqué, mais je lui répondais que c’était mieux qu’une fille manquée….
Très vite se sont constituées deux bandes sans que personne n’en ait décidé ainsi. Ainsi je me suis retrouvé le chef de la Bande à Jeanmar. Presque la totalité de ma bande habitait mon bâtiment. Autour de la résidence, à l’arrière de chaque bâtiment, il y avait un grillage. De l’autre côté du grillage, c’était la jungle, la savane, un monde inconnu à explorer et à conquérir, obligés de le défendre bec et ongles contre l’autre bande. Le long de la large bande de chiendent derrière le grillage de mon bâtiment passait l’Impasse des Iris, un chemin en mâchefer, et de l’autre coté de ce chemin noirâtre, la grille ouverte sur la cour où le magasin Frigidaire entreposait les énormes cartons vides des appareils électroménagers exposés en boutique ou vendus. C’était tellement gratuit que l’on n’aurait pas eu l’idée de demander l’autorisation de se servir. En plus, on rendait service en faisant de la place dans la cour du patron.
Ces cartons devenaient aussitôt les chenilles de nos tanks, de nos chars d’assaut. On les ouvrait complètement, sans rien en déchirer, et on rentrait dans la chenille ainsi formée en avançant à genoux poussant le carton à l’aide de nos mains (car on rentrait à deux dans un carton, où j’étais le pilote toujours accompagné d’un copilote). On ne voyait absolument pas où on allait, sauf quand une tige de chiendent perçait le carton, ce qui nous faisait une sorte de périscope ou de lunette d’exploration. On a ainsi découvert une zone avec d’énormes arbres avec des lianes super solides (on les a toutes essayées sans qu’elles ne craquent, de toute façon tous les gros étaient dans l’autre bande, celle de Georges, le gueulard du bâtiment d’en face).
Le jeudi, le samedi et le dimanche, les deux bandes opposées ne pensaient plus qu’à une chose : faire un gigantesque circuit de bille dans l’immense rond du bac à sable au coeur du jardin couvert de pelouse interdite (sinon monsieur Delplanque, notre gardien, hurlait depuis sa fenêtre ; « Vous voulez mon pied au cul ou ma main sur la figure? »), le tout avec des ponts et des tunnels. Chacun imaginait des pièges pour coincer les billes des copains de l’autre bande. Mais on se faisait piéger tout pareillement par nos propres chicanes sans le vouloir. Parfois on en oubliait d’écouter notre maman qui nous appelait du balcon pour nous dire que c’était l’heure du déjeuner. Un samedi midi, la maman de Stéphane (un copain allemand) a appelé depuis son balcon : « Stéphane, approche que je te lance du balcon ton sandwich à la moutarde et aux cornichons”. C’était son régal. Même qu’il a eu drôlement du mal à faire une pichenette dans sa bille tout en empêchant ses cornichons de tomber dans le sable.
Les vraies bagarres éclataient surtout en période d’élections. Tout le monde savait que le papa de la majorité des copains de l’autre bande travaillait la nuit au journal l’Humanité, et l’un mettait même en permanence un poster de Staline devant sa fenêtre, une grosse tête rouge de 3 mètres de haut.
Guy, le fils aîné de ces staliniens, avait fait savoir qu’il était délégué CGT et qu’il n’hésiterait pas à venir casser la gueule aux capitalistes s’ils touchaient à son petit frère Philippe.
Très tôt à l’école, je me suis fait pour super copain, Ludovic, une ceinture verte de judo. Aux récrés, il m’apprenait toutes les prises et en rentrant je les apprenais aux copains de ma bande. J’en avais fixé les règle : on n’attaque jamais, on ne frappe jamais. C’était déjà ma philosophie. Mes copains étaient à la fois étonnés et amusés de me voir éviter les coups du gros Georges et le balancer par dessus ma tête en pratiquant une chute arrière me servant de l’énergie et du poids de son corps.
Le lieutenant de ma bande était Corinne. La seule fille engagée. Les autres ne sortaient jamais de chez elles. Sauf Fabienne, la fille du gardien et de la gardienne, qui venait parfois s’asseoir entre les deux bandes de garçons sur l’arrondi de trottoir devant chez ses parents. Comme elle n’ouvrait jamais la bouche, on charriait Georges qui en pinçait pour elle. Et aussitôt une nouvelle bagarre se déclenchait. Ce qui faisait la fierté de Fabienne qui croyait qu’on se battait pour elle et qu’elle était la coqueluche de tous les garçons de la résidence, car c’était une belle blonde qui faisait une tête de plus que les garçons . J’avoue ne jamais avoir osé lui dire que je n’avais rien à faire d’une grande nunuche qui n’a jamais rien à dire.
Croyez-moi si vous voulez, mais en rentrant au collège, on n’avait plus de temps de jouer ensemble, même pas à la bagarre sur la pelouse interdite. Tous les copains de l’autre bande sont rentrés dans l’équipe de foot municipale, et les copains de ma bande ont tous appris à jouer d’un instrument de musique, au conservatoire ou seuls chez eux. La meilleure était Corinne, la super guitariste de la résidence. Elle allait passer du rôle de lieutenant de ma bande à celui de ma musicienne attitrée.
Nous jouions des duos de guitare classique au conservatoire.
Le samedi on grattait et chantait des chansons de Bob Dylan et Greame Allwright sur un banc autour du bac. Même que le gendre du gardien venait souvent jouer de la guitare avec nous et Serge, qui n’avait jamais pu choisir sa bande, apportait un baril de lessive pour y jouer des percussions à grands coups de paumes de mains. Ce sport nouveau attira peu à peu des copains de l’autre bande qui apportèrent eux aussi leur baril de Skip ou d’Ariel pour taper dessus, ou plutôt dessous pour ne pas en enfoncer le couvercle.
Parfois, avec l’autre bande, nous jouions au foot entre les bâtiments. Finalement on était tellement tous des supers copains que l’on ne pouvait plus se passer les uns des autres.
En lisant ce récit plein de vie et d’humour, on imagine avec amusement le bonheur de ces enfants débordant de vie et de gaieté , entraînés par le chef de la bande à Jeanmar!