Vice versa – Francine Rey-Terrin

Les lumières tamisées ocrent les murs vides, les volets à claire-voie laissent entrevoir les fleurs de marronniers. La cour déserte somnole aux doux rayons du soleil de septembre.

La porte de la penderie largement ouverte, une douce odeur de lavande s’échappe du réduit. Sagement repassée, sur des cintres en bois, prête pour un défilée, toute une garde-robe me tend les bras. Nu face à ce spectacle, juché sur des escarpins, je tâte les matières fluides et soyeuses.

 

Face au miroir j’observe les traits de ce visage. Nez fin, le front large, les pupilles dorées sondent ce reflet. Un beau petit mec. Les filles s’agglutinent et ricanent bêtement quand je parcours le couloir du lycée pour prendre mes affaires  dans mon casier.

Je baisse les yeux sur ce corps de jeune homme, le torse imberbe, le ventre plat ; puis descend le regard vers cet appendice qui pendouille entre mes cuisses. Je le prends à pleine main et le martyrise un peu.

 

Je regarde par la fenêtre de la Tour Rose la vie qui se promène sur les boulevards. Des hommes jeunes, vieux, déambulent tantôt à droite, tantôt à gauche. Les corps musculeux roulent sous les blousons. Les femmes sont pressées, jupe virevoltante, foulard au vent. Le soleil joue dans leur chevelure. Par mimétisme je caresse mes cheveux et glisse une boucle derrière l’oreille.

 

Seul dans la chambre, mon cerveau tangue et balance. Je m’allonge sur ce grand lit blanc, les yeux fixant le plafond. J’attends. Une boule d’angoisse me serre la gorge. Puis un immense espoir me submerge. Mes yeux pleurent, mon cœur sourit. J’ai peur. J’ai hâte. J’ai peur.

 

La honte n’existe plus. Je ris fort et haut d’un son cristallin, pur comme un torrent de glacier. Ma poitrine se soulève et hoquette nerveusement. Je suis sûre de moi. J’ai confiance. Les nappes immaculées attendent les invités. A ce colloque d’anciens élèves je vais faire sensation !

Mon cou de cygne majestueux s’incline légèrement, mon buste avenant s’empourpre quand je pense à ces jeunes années…

 

Le lit est froid. La lumière crue. Je suis impatient. Le cathéter sur ma main droite est le premier bijou de ma nouvelle essence. Ma langue est râpeuse, ma gorge sèche. Je jette un coup d’œil à la penderie pour m’assurer de ne pas rêver.

 

A l’angle de la pièce une psyché me renvoie l’image d’une femme belle et bien proportionnée. Mes mains caressent cette peau douce et ferme. Le tissu moiré de mon sarong jette un feu d’artifice comme mille petits éclats de rubis.

J’entends des bruits indistincts, les portes de l’ascenseur, des pas dans le corridor…..

 

L’infirmière entre dans la chambre, elle me sourit. D’un geste professionnel elle vérifie le somnifère que l’on m’injecte dans les veines. Mon sang sera-t-il le même ou aura-t-il changé lui-aussi ?

Je pars vers l’inconnu. Vers mon destin. Vers ma vraie vie.

 

Déjà les premiers invités s’approprient les lieux. Souvent en couple, ils hésitent, se saluent, s’interpellent. Des groupes se forment. Le son monte. Les verres passent de mains en mains. Tout n’est qu’éclats et glapissements. Certains se reconnaissent comme s’ils s’étaient quittés la veille. D’autres se dévisagent, timides, mal à l’aise. Tous semblent chercher qui et où. Mon dieu, mais c’est bien lui, enfin « elle » …..

 

Les couloirs se défilent. Mes paupières sont lourdes. Les ténèbres envahissent l’espace. Déjà je ne ressens plus rien. Dans mon cocon ouaté les bruits s’assourdissent en musique lente. Le brancard roule comme une île flottante. Je suis bien. Je ne pense à rien. Si peut-être au loin à un idéal avec deux petits seins dressés sous le corsage et le ventre tiède assoiffé de désir…

Des portes battantes. Le noir. L’oubli.

 

Je les vois tous réunis dans cette salle de restaurant. Ils n’ont pas changés. Hâbleurs, séducteurs virils. Grandes gueules et costards croisés !

Ils me regardent. Ils me voient enfin !

Je les observe. Ils me dévisagent. Je devine d’avance qui aura le regard dur et qui me fera un clin d’œil.

J’ai attendu ce moment si longtemps !

D’un léger mouvement d’épaule, je m’apprête à m’avancer. Une mèche de cheveux vivement rejetée vers l’arrière d’un coup de tête. Je lance un regard circulaire, sourit. Je me racle la gorge, lève mon verre et déclare :

« Je suis heureuse de vous accueillir ! »

 

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