A cette heure matinale, les chiens de chasse restent encore couchés, pattes en l’air, auprès de la grande ourse. Edmond Tantrosse les observe à l’aide de la longue lunette qu’il a dégotée au marché aux puces de son quartier. Il n’a pas encore renoncé à explorer personnellement les Etats de la lune et du soleil sur sa petite fusée à explosions. Mais les grands scientifiques se soucient peu des chimères archaïques de ce snob mégalomane. En dehors de l’espionnage (qui vise presque uniquement la Terre), ce sont les planètes extrasolaires qui les intéressent essentiellement, puisqu’on sait déjà que celles de notre Voie Lactée ne sont pas habitables de manière durable par des colonies humaines nombreuses et permanentes. Autour des astres proches de la Terre et sur eux, on peut juste développer un peu de tourisme interplanétaire avec un séjour fort bref. De nos jours, plus personne ne craint une invasion de la Terre par les Martiens, mais plus personne ne croit non plus qu’il possèdera bientôt sa petite villa coquette sur Mars. On a installé un télescope électronique géant sur un satellite naturel de Pluton pour voir quelles sont, à l’intérieur des galaxies lointaines, les planètes dont la composition chimique permettrait la présence de la vie. Plus près de nous, on examine quand même un océan d’eau liquide sous une surface glacée sur Europe, un satellite de Jupiter. Malheureusement, on serait obligé de transformer certains de nos concitoyens en poissons, si on voulait qu’ils puissent y survivre pendant de nombreuses années.
En ce qui le concerne, Edmond Tantrosse exprime une méfiance presque maladive à l’égard de la science : il a toujours été superstitieux et sa grande faiblesse est de se croire né sous une bonne étoile. Pour lui les constellations ne sont pas des créations artificielles de notre esprit. Son meilleur ami occupe une chaire en astrologie dans une université renommée, et Edmond lui communique régulièrement un résumé de ses observations et de ses projets de voyage dans l’Espace. Le grand chien guette le lièvre et Regulus reste coincé dans la gueule du lion. Sirius se prend encore pour le roi des cieux. La Vierge ne parvient pas à se débarrasser d’un ridicule sombrero. Le petit chien court trop lentement après la Licorne. Pégase apprend au petit cheval à voler. La petite ourse pourrait être un enfant du dragon. Hercule transporte sur son dos un amas globulaire d’une centaine de milliers d’étoiles. Le lion a offert la chevelure de Bérénice aux chiens de chasse : ceux-ci éloignent par leurs cris furieux la galaxie M51. Le corbeau est redevenu blanc au ciel, comme ses ancêtres l’étaient sur Terre. La grue se plaint d’avoir perdu de vue le poisson austral.
Hélas ! certains astres bien connus ne sont plus visibles aujourd’hui depuis la Grand’Place de Bruxelles, car la pollution lumineuse les a effacés du ciel nocturne ! Mais où sont donc passées les constellations complètes de naguère ? De plus les étoiles se font parfois la guerre entre elles au lieu de se partager l’Univers équitablement et sagement. Rien ne reste bien en place, on observe de temps à autre de curieux changements. Ainsi on peut regretter que notre gloutonne Voie Lactée avale parfois entièrement des galaxies naines assez proches d’elle.
On a publié récemment un grand livre de fabliaux d’Edmond sur le ciel nocturne : depuis lors, il consent à donner des autographes au Planétarium tous les mercredi après-midi. Au début de cette année, il a accompli sa plus grande excursion spatiale et il a laissé, sur la plus belle des planètes, une pancarte métallique portant l’inscription commémorative suivante : « Ici un jeune Terrien, explorateur téméraire, posa le premier les pieds sur Vénus, porteur de l’esprit de découverte qui caractérise l’Humanité en route vers des limites nouvelles et toujours plus lointaines. »