Quatre saisons pour un fleuve 1/4 – Alain Salvador

Je les ai vus de loin, les eaux tumultueuses d’une Loire en furie, du haut de cette rue moyenâgeuse qui descend en forte pente vers les quais où des flaques boueuses semblent appeler ce monstre liquide pour qu’il vienne les chercher dans une crue automnale mémorable et destructrice, de celles qui ont laissé un souvenir ineffaçable et que les hommes ont marqué d’un repaire sur les murs, bien au-dessus de la route qui surplombe les quais.

Alimentée par les gros nuages qui tournoient depuis une huitaine de jours au-dessus du Massif Central, la Loire est désormais armée pour une guerre vengeresse, alliée et amie d’une nature en péril, vagues pointues prêtes à embrocher tout être vivant qui voudrait s’y aventurer.

Sur ces quais aux pavés glissants des ondées qui, jusqu’à hier soir encore, ont noyé Beaugency sous un rideau de pluies torrentielles, je longe un fleuve menaçant, prêt à déborder, charriant ça et là des branchages et des arbres arrachés aux rives détrempées qui les ont vu naître, me faisant penser aux béliers du temps des châteaux forts, prêts à défoncer tout sur leur passage, ponts et barrages, pour se frayer un chemin à travers un pays qu’ils coupent en deux pour mieux fragiliser une armée de barbares. Les habitants de ce morceau de vallée ligérienne n’ont-ils pas mérité qu’on leur noie les pieds, et même un peu plus haut, pour les punir des saletés que des riverains indisciplinés emplis d’incivilités et de bêtises déversent dans ses eaux, en balisant ses berges d’autant de bouteilles plastiques et autres emballages que la nature mettra des années à digérer… Avant que les poissons ne les ingèrent… Et nous ensuite!

Des îles submergées où nichent au printemps tous les oiseaux migrateurs de ce fleuve, mouettes rieuses en majorité, n’en ressortent que les pointes des buissons, noyés mais toujours bien ancrés au fond de cette Loire matriarcale que pour rien au monde ils ne voudraient quitter, malgré un courant effréné qui voudrait les emporter.

Le bruit des flots déchaînés se mêle à celui des véhicules traversant le pont et résonne sous un ciel lourd, si chargé d’humidité que le son ne peut le traverser et se répand de manière amplifiée.

Les chemins détrempés n’étant pas pour moi aujourd’hui, je décide de gravir les marches érodées d’un escalier multicentenaire, si usées par le passage répété de millions de pieds, pour aller voir depuis le pont, grand balcon d’où je dominerai la scène, se dérouler le grand spectacle des eaux endiablées.

Je m’arrête à peu près au milieu de ce pont maintes fois rebâti depuis le moyen âge, qui a vu tant d’eau couler, tant de chalands passer sous ses arches devant abaisser leur mât pour le franchir, comme un serviteur se plierait devant son Seigneur respecté. De chaque côté du fleuve et sur “la grande île aux castors”, comme je l’appelle, les arbres au feuillage d’automne ont des couleurs de tristesse, pas l’éclat d’un feu d’artifice, comme je les ai vus il y a quelques semaines… Quelques semaines déjà… Le temps coule aussi vite que cette eau !

En regardant côté aval, j’imagine à présent une armada disséminée de pirogues surfant sur les soubresauts de la Loire, rameurs invisibles tels des fantômes chevauchant des colosses déracinés de leur forêt séculaire, à peine garnis de feuilles tel un César déchu de son trône ne voulant pas se séparer de sa couronne de laurier, racines émergeant d’une eau terreuse et chahutées de partout par des vagues nerveuses et acérées, allant sus à un ennemi qui les attend au détour d’un  méandre, sortant des tours fumantes de Saint Laurent ou caché derrière un horizon gris et bas, encore plus lointain…

C’est impressionnant la vitesse à laquelle débouchent ces bois jaillissant de dessous mon observatoire, on les croirait catapultés par un habile artificier, car ils passent tous sans anicroches entre les piliers, sûrs de leur force, glissant, roulant et sursautant dans une écume grisâtre.

Pas un de ces majestueux cygnes en vue… Ils se sont certainement réfugiés à terre ou dans un bras mort du fleuve, en  attendant des jours plus calmes. Quelques rares oiseaux blancs volent en contrebas, des mouettes très certainement, d’autres un peu plus petits et gris, des… Je ne sais pas… Je n’y connais pas grand chose en oiseaux… Piètre ornithologue que je fais là !!! Je connais une personne qui me charrierait joliment là-dessus… Perchés sur des arbres et sur les hauteurs de la rive, des cormorans craintifs hésitent à pêcher… Ces oiseaux là je les connais bien !

Évidemment, je ne vais pas rester de ce côté et je m’empresse de traverser la chaussée, profitant d’un instant de répit dans une circulation que je n’entends même plus tant mon esprit est ailleurs.

En amont, un tout autre spectacle s’offre à mes yeux… Cette eau si bouillonnante paraît si calme de ce côté… S’il n’y avait pas ce défilement incessant et rapide de bois emportés inexorablement et irrémédiablement, on croirait admirer un lac. C’est sous les arches que les flots vont rencontrer de gros rochers, les perturbant dans leur course en leur faisant prendre des allures de rapides. Alors là, fini les belles trajectoires calculées par un expert en balistique; les branches, les troncs, tous ces bois dérivants heurtent les contreforts des piliers, redressant de force la course des ces objets flottants bien identifiés, qui disparaissent avalés par les gueules d’un pont insatiable avant de, et je le suppose fortement, réapparaître de l’autre côté.

Un grand arbre à la souche énorme s’est encastré dans un pilier du pont. Pas moyen de passer, ni à droite, ni à gauche. Ses grosses branches noueuses sont comme des tentacules qui s’agrippent désespérément à cette jambe salvatrice, dernier recours avant de sombrer dans des eaux infernales.

Quelques oiseaux, des mouettes et les mêmes oiseaux gris de tout à l’heure dont je ne vais pas vous citer le nom, et vous savez bien pourquoi, sont posés sur ce tapis roulant, se laissant dériver avant de prendre leur envol, ne voulant certainement pas être pris dans des remous qui les secoueraient plus qu’ils ne les berceraient ! Et toujours pas de cygnes dans le secteur… Des quais déserts… Non, un homme promène son chien en laisse, deux autres marchent seuls malgré ce temps peu engageant… Ils ont raison… Le boulodrome est vide… Une pluie fine commence à tomber…  Pas étonnant avec un ciel aussi bas, comme l’eut chanté Jacques Brel.

Je vais rentrer sans trop tarder… Un dernier coup d’oeil aux arbres aux superbes couleurs d’automne, même si la grisaille d’aujourd’hui ne fait pas ressortir toutes les différences de ton, allant de l’ocre jaune à des rouges écarlates, en passant par des marrons… Chauds… C’est de saison.

Je regarde une dernière fois la Loire aujourd’hui en colère, du haut de cette rue que j’ai remontée moins facilement que je ne l’ai descendue, comme pour lui dire de se calmer, qu’après tout l’espèce humaine, qui n’a d’humain que le nom, ne vaut pas la peine de se mettre dans des états pareils ! Fleuve indomptable depuis la nuit des temps, par ses crues imprévisibles et soudaines, désormais maîtrisées au sud par une haute levée. Que j’ai vu sorti de son lit un jour ensoleillé de décembre 2003, inondant la route des Accruaux, noyant les prés jusqu’à aller embrasser la Petite Mauve, faisant disparaître les pavés des quais et descendre les escaliers de pierre dans une eau grise d’un Styx envahissant, invitant les badauds curieux à les emprunter pour un voyage dans un abîme sans espoir de retour.

Styx, fleuve noir des enfers, ravine tes berges pour les nettoyer de la saleté humaine, dans un dernier coup de reins avant de t’endormir dans les brumes d’un hiver prochain. Pour me faire découvrir leur nouveau visage au printemps qui suivra, à moi qui ne voyage jamais très loin.

 

….1/4

 

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Alain Salvador

Alain Salvador (387)

Je suis né en 1956, et ai toujours eu le goût pour l’écriture.
Cependant je n’ai fait aucunes études , ni de lettres ou autre chose de bien gratifiant.
Je n’ai qu’un CAP de mécanique en poche et ma vie passée en usine , ma famille avec mes trois enfants, font que depuis ma retraite, j’ai repris du temps pour me consacrer aux mots.
On pourrait dire de moi que je suis plutôt un autodidacte.
Les quelques personnes à qui je fais lire mes textes me disent que j’ai une facilité d’écriture.
A ceux-là je leur réponds: ”ce n’est pas toujours aussi facile qu’il y paraît… ” Et pour l’orthographe, et bien je révise les règles…Il n’est jamais trop tard si l’on veut entreprendre quelque chose dans sa vie.

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Colette Guinard
Membre
5 janvier 2021 15 h 06 min

amoureux du vent de la Loire et des mots, écrivez pour nous faire rêver!