Puzzle – Donald Ghautier

Puzzle

 

Un puzzle sonore envahit mon cortex. Je sais que c’est un des effets du voyage à travers le temps. Le désordre visuel vient s’ajouter au déluge de sons. Je n’ai jamais vécu un tel trip, même lors de mes années de délire et d’interdit lysergique. La réalité explose. Je ne vois plus mon corps. Un paysage commence à prendre forme. Il me semble familier. Des adolescents apparaissent, certains en vélo, d’autres à pied, tous sur la même route bordée de petites maisons identiques.

— Dépêche-toi, Donald, on va arriver en retard au bahut, crie une petite blonde.

 

Au bout de la rue se dresse un bâtiment octogonal, rouge brique, une construction digne des années soixante-dix, quand le vingtième siècle tentait de s’afficher fonctionnel. Des groupes se rejoignent devant un portail métallique. Ils semblent heureux de se revoir. La petite blonde apparait à son tour, perchée sur sa selle. Elle attend un autre adolescent. Il ne parait pas pressé de rentrer dans l’octogone de pierre.

— Tant pis, je rentre, tu t’expliqueras avec la prof de physique, lâche-t-elle.

— Rien à foutre. Laisse-moi vivre, mi- portion, réplique l’autre.

— Je t’aurais prévenu. Tu vas encore te prendre quatre heures de colle.

 

Le paysage change. Un nouveau puzzle, fait de sons et de lumière, de formes et de volumes, déchire mon cerveau. Je ne peux toujours pas trouver mon corps. Spectateur impuissant d’une scène déjà vue, je commence à maudire mon expérience du voyage temporel. Je ne me rappelle pas pourquoi j’ai choisi l’année 1979 et ce bled où j’ai passé mon enfance. Pourtant, et je n’ai aucune excuse, mon instructeur m’a prévenu des risques à remonter dans sa propre histoire, son passé personnel, surtout pour une première fois. Je vais devoir expliquer tout ça à notre psychothérapeute, la grosse dame à lunettes préposée aux tests en couleurs et aux questions à deux sous. Je la vois déjà, assise sur sa petite chaise noire.

— Alors, Donald, vous n’en avez fait qu’à votre tête, pour changer. Vous êtes allé à la recherche de votre paradis perdu, celui de votre adolescence.

— Ce n’est pas interdit, que je sache.

— Non. On vous l’a juste déconseillé.

— J’ai signé un papier. Vous êtes dédouanée, si je crame un fusible.

— Qu’est-ce que vous avez éprouvé à la vue de votre ancien collège, de vos camarades de classe ?

 

Je n’imagine pas ma réponse. Me voir presque quarante ans en arrière sent l’irréel. La petite blonde me rappelle vaguement quelqu’un dont j’ai oublié le nom. Elle n’a pas du compter, ni en bien, ni en mal. Juste une ombre dans la vallée de mes souvenirs. Il faut être soit borné soit psychothérapeute pour croire qu’un être humain peut répondre simplement à une telle question. J’éprouve des sentiments contraires. J’ai envie de pleurer, crier, chanter, parler avec les autres collégiens. Je sais bien que tout est réel, de la rue au bâtiment octogonal. Mon cerveau n’est pas en train de magnifier un passé à moitié oublié, de changer une histoire banale en film de la Nouvelle Vague, avec des dialogues bien écrits, des bouts de pensée, des images à gogo et la voix-off d’un Jean-Pierre Léaud trop content de s’écouter gloser. J’assiste simplement à une tranche de ma vie d’avant, celle où j’avais les cheveux longs, des baskets et des jeans, de mes premiers émois amoureux et des envies d’absolu.

 

Je vis un cours de physique. Le professeur, la trentaine, avec une allure de mémé, gère de manière presque militaire un troupeau de jeunes humains. Certains l’écoutent avec une  ferveur quasi religieuse. D’autres tentent de bavarder dans son dos, avant de s’incliner devant l’autorité et le rappel à l’ordre. La petite blonde écrit sagement dans son cahier, d’une écriture ronde et bien calligraphiée. De temps en temps, elle jette un œil mouillé vers son camarade de paillasse, le roi des heures de colle. Ces deux là ne sont pas faits pour vivre ensemble. Pourtant, mystère de l’alchimie sentimentale, le duo fonctionne à merveille. Le rebelle relance la machine à envoyer des cœurs, en sortant une blague décalée ou en répondant parfaitement à une question ardue de l’enseignante. La sage le réprimande en silence, lui sourit doucement puis reprend sa posture de bonne élève.

 

La cloche résonne. Je suppose que c’est la fin du cours, le signal d’aller vers une autre destination, de continuer l’apprentissage des symboles et des codes de notre société. Le rebelle et la sage rangent leurs affaires, dans une chorégraphie agréable, presque intuitive. J’ai envie qu’il lui prenne la main, qu’il l’emmène loin de l’octogone de brique. « Partez, prenez vos vélos et roulez jusqu’à l’épuisement ! » s’affiche en quatre par trois sur mon écran cérébral. Je sais qu’ils ne m’entendent pas, mais j’essaie quand même. Le passé n’est pas fait pour être changé. Le rebelle et la sage vont passer l’année scolaire à se  tourner autour, mettre des mois avant d’échanger leur premier baiser et se dire qu’ils s’aiment. Il est trop tard, ou trop tôt. Leur chemin est tracé. Lui, il va quitter le collège fin juin, parce que ses parents vont déménager. Elle, je ne sais pas ce qui va lui arriver, comment elle va prendre le départ de son amour. J’espère seulement qu’elle va survivre, rencontrer un gentil garçon, pondre une ribambelle de gamins et s’épanouir dans son rôle de maman.

 

Le puzzle explose. Ce n’est plus un trip à l’acide, juste une horrible migraine. Je n’ai pas envie de chanter, crier ou pleurer. Les pièces du passé ne peuvent pas se recoller. C’est un fait. La meilleure théorie des cordes, le plus beau multivers ne changent rien à l’affaire. La psychothérapeute a raison. Je suis à la recherche du paradis perdu parce que je ne veux pas croire à l’enfer, celui des adultes, de la science forcément exacte et des gens responsables. Voyager dans le temps m’importe peu. J’ai juste envie de revivre des moments oubliés, de ressentir des émotions abandonnées depuis longtemps. Le voyage est futile. Je le sais.

 

 

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Donald Ghautier

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Je m’appelle Donald, ce qui n’est pas facile à vivre tous les jours surtout quand on a des grands pieds et la langue bien pendue. Mon métier, dans le civil comme dirait ma grand-mère, c’est consultant en organisation. J’explique comment bien travailler à des managers de fortune, des petits chefs à plume trop contents de briller au milieu de leurs esclaves salariés.

« De tic et de tac
Mon égo coule sous les piques
De stuc et de toc. »

Pourtant, dans mes rêves les plus fous, je vois un monde éclairé où nous serions tous un peu moins durs les uns avec les autres. Alors, j’écris des petites histoires, parce que je ne sais pas dessiner, inspirées par le Pop Art et la musique rock.

« Warhol sans Vietnam
Le symbole brule dans les flammes
De sérigraphies. »

J’espère trouver ici, dans cette communauté, mes frères et mes sœurs, des gens avec qui partager mon gout de l’écriture et de la narration, de mille et une façons différentes parce que nous ne sommes finalement que des humains et pas des robots.

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