Mon année Fénelon : premier plongeon dans le privé – Autobio Tome LIV – Jean-Marie Audrain

LIV – Mon année Fénelon : premier plongeon dans le privé

Une fois passé mon DEA de philosophie, après ma licence de musicologie, j’avais la vie et l’avenir devant moi. J’ai alors postulé pour devenir professeur de musique et le collège Fénelon-Ste Marie, sis à Paris 8e, a retenu ma candidature. J’avais en charge les classes de la 6eme à la troisième. Le directeur m’avait prévenu que les disciplines dites mineures servaient de défouloir aux élèves, au point qu’il avait dû engager un ancien CRS comme professeur d’EPS. Quant à la professeure d’arts plastiques, elle était en arrêt maladie de longue durée suite à une dépression générée par ses dessinateurs trop turbulents.

Je fus aussitôt mis dans l’ambiance. Non seulement ces jeunes collégiens, époque des classes non mixtes, étaient tous des bombes à retardement, mais depuis la cour, la double porte de la salle de musique qui servait de but était défoncée en permanence, soit par le ballon de foot, soit par les buteurs qui se bagarraient tout en défonçant la cage de buts virtuelle.

Dans la salle de cour, j’avais, par bonheur, un électrophone pour faire écouter mes vinyles à mes jeunes oreilles. Il m’aurait fallu avoir des yeux derrière la tête car dès que je leur tournais le dos, ils mettaient en morceaux mes vinyles, mes livrets ou mes partitions.

L’un d’entre eux cumulait les affronts, détruisant à la fois la porte et tout le matériel musical que j’apportais. Il s’appelait Le Chat et avait un sourire narquois rappelant le Chafouin d’Alice au pays des merveilles.

Lors d’un conseil de classe j’ai évoqué le cas de cet élève, demandant qu’il lui soit notifiées quelques heures de retenue. Le professeur principal m’a alors répondu : « mais on ne peut plus lui en donner, et surtout pas pour si peu, il vient déjà d’en écoper quatre pour avoir fait tomber sa règle métallique durant un cours de maths. Il faut garder les heures de retenues pour les matières…importantes ! ».

Paradoxalement, Le Chat fut le plus intéressé par mon atelier libre du midi lors duquel j’apprenais à mes élèves à construite une guitare électrique. Les taches manuelles semblaient le passionner, notamment scier et mesurer les pièces de bois, un peu moins ramasser la sciure…

J’avais, heureusement, une classe de troisièmes qui, elle, assistait volontairement à mes cours afin d’engranger des points supplémentaires au brevet. L’ambiance était excellente et chacun avait à cœur de s’y impliquer en présentant la partie musicale qui le passionnait.

J’en garde quelques souvenirs inoubliables, comme la séance lors de laquelle le jeune nommé Blot apporta son cor de chasse. Quand il souffla dans son instrument tonitruant, tout le monde dut se boucher les oreilles. Il faut dire que Blot avait du coffre et gonflait ses joues comme Dizzy Gillespie.

Un autre passionné de cette classe, qui rassemblait les oreilles les plus motivées de toutes les troisièmes, se mit en tête de me passionner pour les Mods. Il m’offrit même une cassette des Mods les moins connus et les premiers enregistrements des Who, le groupe phare des Mods. Cet élève apportait parfois un drapeau anglais et arborait des T-shirts à l’effigie de Roger Daltrey, le leader iconique de son groupe fétiche. Bien entendu, cet élève venait au collège en Vespa. La plupart de cette classe avait deux ans de retard sur le rythme scolaire habituel.

Vu l’indiscipline persistante, il y avait souvent des renvois et à chaque fois résonnait le signal d’alarme suite à un appel téléphonique annonçant qu’une bombe était cachée quelque part dans le collège. C’était comme une grande récréation de deux heures, avec un chahut maximal, des centaines d’élèves se retrouvant parqués dans l’immense cour.

Une grande chapelle d’un autre siècle jouxtait ma salle de musique. Pour la messe de rentrée, en septembre, on me demanda d’accompagner de vieux cantiques sur un harmonium rescapé de plusieurs guerres .

Dans le même lieu, j’ai présenté à mes élèves un montage sur les musiques psychédéliques du début de Pink Floyd, illustré par les diapositives faites-main par mon groupe Création du Cep-Sorbonne. De l’art abstrait à partir de dégoulinures judicieusement maîtrisées d’encre de Chine multicolores

Dans le même lieu, prit corps le moment tant attendu de cette année 1980 : la projection du film Diabolo menthe pour faire découvrir à tous ces garçons à quoi ressemblait une jeune fille. On nous avertit qu’il y avait une scène un peu osée, non censurée, se déroulant entre deux ados dans une salle obscure. Cette scène, guettée par tous les jeunes garçons, déclencha un rire éclatant dans toute la chapelle : c’était le moment où l’on voyait, sur des banquettes de cinéma, un jeune glisser sa main sous le corsage de sa voisine et dire à son voisin qu’il tâtait le premier sein de sa vie, alors qu’il lui caressait juste l’épaule! Les jeunes avaient apporté dans leur cartable toute leur presse pour adultes (Lui, Play boy et autres) pour se prouver, ensuite, les uns aux autres qu’ils savaient déjà tout du sexe opposé.

Je n’ai pas connu la mixité dans ce collège, ayant jugé qu’une année dans l’arène serait suffisante. Quelque dix ans plus tard, alors que j’avançais vers le distributeur de billet de ma banque, le jeune qui m’y précédait se retourna et s’écria en me voyant : « mais vous êtes monsieur Audrain ».

J’avais devant moi un jeune homme édenté que j’aurais volontiers pris pour un SDF. Il se mit à m’expliquer : « Vous ne reconnaissez pas?  Besancenot, votre élève de 5e B ? » Son visage juvénile vint aussitôt se superposer à ce visage buriné marqué par les affres des ans et des soucis.

Il arbora son plus beau sourire pour me dire : « des années après votre départ, on parlait encore de vous ». « En quels termes » lui demandais-je ? A brûle pourpoint, il enchaîna : « comme d’un prof atypique aussi passionné par Mozart que par Bob Marley, un prof comme on n’en fait plus ». Ces paroles me touchèrent droit au cœur. Il me raconta ses années de galères après le brevet des collèges, son glissando vers la marginalisation et sa récente sortie de cure de désintoxication.  Il était contraint de venir à Antony, car seule sa grand-mère était autorisée à lui délivrer son paquet de cigarettes hebdomadaires. Tout en l’écoutant, j’ai marché à ses cotés en direction de l’appartement de sa bienfaitrice. En nous séparant, nous nous sommes serrés la main, chacun concluant par de sincères vœux de revoyure, pour reparler du bon vieux temps de Fénelon !.

 

 

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Jean-Marie Audrain

Jean-Marie Audrain (509)

Né d'un père photographe et musicien et d'une mère poètesse, Jean-Marie Audrain s'est mis à écrire des poèmes et des chansons dès qu'il sut aligner 3 mots sur un buvard puis trois accords sur un instrument (piano ou guitare). À 8 ans, il rentre au Conservatoire pour étoffer sa formation musicale.
Après un bac littéraire, Jean-Marie suit un double cursus de musicologie et de philosophie à la Sorbonne.
Il se met à écrire, dès cette époque, des textes qui lui valurent la réputation d’un homme doublement spirituel passant allègrement d’un genre humoristique à un genre mystique. D’ailleurs, il reçut de la SPAF (Société des Poètes et Artistes de France) un grand diplôme d’honneur en ces deux catégories.
Dans ses sources d’inspiration, on pourrait citer La Fontaine, Brassens et Devos.
Lors de la naissance du net, il se prit à aimer relever les défis avec le site Fulgures : il s’agissait de créer et publier au quotidien un texte sur un thème imposé, extrêmement limité en nombre de caractères. Par la suite il participa à quelques concours, souvent internationaux, et fut élu Grand Auteur par les plumes du site WorldWordWoo ! .
Il aime également tous les partenariats, composant des musiques sur des textes d’amis ou des paroles sur des musiques orphelines. Ses œuvres se déclinent sur une douzaine de blogs répartis par thème : poésie, philosophie, humour, spiritualité…sans oublier les Ebulitions de Jeanmarime (son nom de plume). Un autre pseudo donna le nom à son blog de poésies illustrées : http://jm-petit-prince.over-blog.com/
Pendant longtemps il a refusé de graver des CD et d’imprimer ses œuvres sur papier, étant un adepte du principe d’impermanence et méfiant envers tout ce qui est commercial.
Si vous ne retenez qu’une chose de lui, c’est que c’est une âme partageuse et disponible.

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