Mettez-le au féminin par Naëlle Markham

 

« Le déterminant s’accorde en genre et en nombre avec le nom qu’il détermine… » (Grammaire Grévisse)

« Le monde subit le genre qui le détermine… » (L’auteur)

1ère Partie

— Si vous avez des doutes quant à la façon de l’écrire, vous n’avez qu’à le mettre au féminin. De cette façon, vous ne pourrez pas vous tromper.

La voix agacée, et agaçante, me percute au détour d’un couloir. Quelques portes entrouvertes laissent apercevoir du mouvement : des étudiants, encore là malgré l’heure tardive, bachotent jusqu’à la dernière minute en cette première journée d’examens. Et l’un d’eux vient de se faire remonter les bretelles.

Une question d’orthographe toute simple le met en difficulté ? Il va souffrir demain… mais ce n’est désormais plus mon problème. Après une journée interminable et épuisante, avec en perspective la correction des épreuves que je viens de collecter, j’aspire juste à retrouver mes chats et mon canapé qu’en mon absence ils auront un peu plus détruit avec délectation. D’un haussement d’épaules, je chasse cet incident insignifiant de mes pensées et quitte le lycée.

De retour dans mon appartement, après avoir respecté mes rituels quotidiens dont un bain tiède et un verre de vin doux, j’allume mon poste de télévision pile à l’heure pour le JT. Comme d’habitude, mes deux matous viennent se lover dans mon giron après avoir terminé la gamelle que je leur ai remplie à mon arrivée. Mes mains caressent leur pelage de velours au rythme de leurs ronronnements.

Quelques minutes plus tard, force est de constater que mon attention se détourne des informations pour un souvenir parasite qui, tel un moustique estival, vrombit sans fin à mes oreilles.  Cette phrase anodine, saisie à la volée tout à l’heure, n’a pas fini de me perturber. Bizarre… Pourquoi donc ?

Réflexe professionnel oblige, je la décortique dans ma tête, un œil toujours fixé sur les infos du jour. Et celles-ci ne sont pas fameuses, bien évidemment : cela se saurait si les journalistes étaient payés pour annoncer les bonnes nouvelles. À l’écran, une vue panoramique survole un hémicycle clairsemé : des têtes chenues, en écrasante majorité des hommes.

Je saisis ma tablette et pars à la chasse aux statistiques tout en sachant, malheureusement, ce que je trouverai. Mon cerveau de professeur maths/français établit souvent des passerelles entre ces mondes disparates des chiffres et des lettres… et ce soir on dirait qu’il est en train d’en fabriquer une. Mais dans quelle direction ?

2ème Partie

Le lendemain, une fois les épreuves corrigées rendues au secrétariat, je m’attarde dans la salle des professeurs où quelques collègues sur le départ traînent en petits groupes. Assise à une table éclaboussée de soleil, je ferme les yeux : il me faut apaiser le charivari qui règne dans ma tête. Autour de moi, le silence s’installe peu à peu.

Mes recherches défilent sur l’écran de mes paupières : un vrai flipper à dix boules qui, après avoir ricoché sur la première case « Pyramide des âges », d’abord de mon pays, puis des pays du monde, est parti dans toutes les directions. La criminalité, le pouvoir, la guerre, la maladie, la mort, les hormones, j’y ai passé la nuit. Des données brutes, des articles, des graphiques, des extraits d’essais philosophiques ou satiriques, des synopsis, toute une masse d’informations qui, ajoutées à mes propres connaissances, se résument à un triste cliché : l’être humain masculin a façonné la majeure partie du monde à sa façon et ce monde va droit dans le mur.

Et si… ? Quel visage aurait le monde d’aujourd’hui si, dès le départ, il avait pu être décliné au féminin ? De quelle façon aurait-il évolué ? Et que dire de l’inné et de l’acquis ? Est-ce qu’un univers conjugué au féminin aurait été porteur de plus d’espoir, plus juste ? Aurait-ce été une façon correcte d’écrire notre histoire, pour ne pas se tromper ? Plongée dans mes réflexions, rattrapée par le manque de sommeil, je glisse doucement vers un état léthargique. Mes épaules s’affalent, ma tête bascule vers l’avant et s’écroule entre mes bras ; je m’endors.

3ème partie

Fait rare en ce qui me concerne, je me retrouve dans un rêve conscient, que je peux donc façonner à ma guise. Je ne boude pas mon plaisir : après avoir plané sur ma ville, je prends la direction du soleil couchant au milieu d’un vol d’oies sauvages, puis plonge dans les profondeurs marines en compagnie de dauphins facétieux. Cependant, l’occasion est trop belle pour la gaspiller de façon si puérile. Alors, poussée par mes récents questionnements, j’abandonne l’océan pour revenir dans les airs et m’organise une séance de cinéma. Pas pour revoir ma petite existence et aller vers la lumière, aucun intérêt… je ne vais pas mourir là tout de suite, je le sais bien. Non, j’ai envie d’autre chose.

L’écran se met en place, occupant l’horizon d’ouest en est : sur celui-ci va être projetée l’histoire avec un grand H, enfin… celle que je connais. En option, je décide que cette Histoire va défiler à reculons en partant de mon époque. Mon ambition ? Elle est démesurée, mais dans un rêve, surtout conscient, tout est permis : je veux trouver le point de bascule, repérer l’instant qui a vu naître le déséquilibre entre les humains de sexe opposé… découvrir à quel moment tout est parti en vrille.

Les images, venues du monde entier , sans exception, fusent et se fondent en un amalgame repoussant : les violences criminelles faites aux femmes, les inégalités de traitement de la prime éducation à la vie adulte, le droit de vote qu’il a fallu trop souvent arracher, le travail de celles qui remplaçaient les soldats au front, les tyrans, les dictateurs, le génocide des soi-disant « sorcières », encore des guerres, encore des souverains sanguinaires, une cohorte de sang et de désolation pendant des millénaires de pouvoir patriarcal. Ma vision partisane occulte volontairement tout ce qui pourrait ressembler à des réussites, convaincue que ces dernières sont des marqueurs encore plus flagrants de cette quête de pouvoir masculine. Mon voyage m’emmène dans un passé si lointain qu’il n’a pas laissé de témoins en dehors de quelques squelettes fossilisés. Je ne trouve pas ma réponse, le passé et le présent s’entremêlent, rien n’a changé… depuis toujours. Alors ? Les jeux étaient-ils faits depuis le départ, les dés pipés dès les premiers jours du monde ? XX ou XY, tant de souffrances pour cette branche manquante, cette formule mal retranscrite au masculin ? Testostérone ou œstrogènes, un combat perdu d’avance ? L’équilibre n’a-t-il donc jamais été possible ? Mon film revient au présent en accéléré. Et maintenant je fais quoi ?

4ème partie

Je me réveille en sursaut, brutalement expulsée de mon rêve par cette question désabusée. Je croise le regard moqueur d’un étudiant dont je sais qu’il est convoqué pour une énième absence injustifiée. Le genre d’élève pour qui le mot « cancre » a été inventé. D’un geste sec, je l’invite à dégager de mon espace vital. Il semble obtempérer, mais s’assied à califourchon sur la chaise proche de moi, croise les bras sur le dossier et y appuie son visage. Il me dévisage par en dessous, l’air toujours aussi diverti. Ses yeux bleus pétillent de malice, à moitié cachés par les bouclettes blondes qui descendent bas sur son front.

— Vous savez, Madame, ce n’est jamais une bonne idée de dormir ailleurs que dans son lit. Des fois que vous parleriez en dormant, par exemple…

— Parce qu’évidemment j’ai parlé dans mon sommeil et que bien évidemment tu as tout entendu ?

— Of course, Ma’am. Mais je jure sur la tête de ma petite sœur que je ne l’ai pas fait exprès.

— Et comme tu n’as pas de petite sœur, tu peux bien lui faire sauter la tête…

Petit crétin. C’est bien ma chance ! Qui sait ce que j’ai bien pu bafouiller cette fois… Décidément, je ne m’améliore pas avec l’âge…

Il s’incline dans ce geste de fausse contrition qui, depuis son arrivée au lycée, donne à tous mes collègues et à moi-même l’envie de le secouer comme un prunier. Il poursuit, imperturbable.

— Sorry, c’est vrai que, comme tous les autres profs, vous connaissez bien mon pedigree. Au fait, qu’est-ce que cela voulait dire ?

— Quoi donc ?

J’essaie de me cantonner à une expression neutre et détachée. Argh, qu’est-ce que j’ai bien pu dire ?  Il insiste.

— Mais oui, ce que vous avez marmonné ! Un truc du genre : « La femme est l’avenir de l’homme ? »

J’en pleurerais presque de soulagement. Je me lève pour le dominer de toute ma taille moyenne, mes mains agrippées au bord de la table.  

— Jean Baptiste de la Grange Dupont ! Pour une fois, son nom me revient en entier et dans l’ordre.

— Yes Ma’am !

Cet ahuri se redresse dans un simulacre de garde-à-vous.

— Avec des nigauds dans ton genre, l’avenir du monde, y compris masculin, a des soucis à se faire. Dis merci à ta grande curiosité, car tu vas pouvoir réviser tes classiques. À la prochaine colle dans mon cours de français, et vu ton palmarès, je sais qu’il y en aura une, tu vas plancher sur ce noble sujet. Une belle dissertation… voyons je suis généreuse. Juste trois pages dans lesquelles tu cogiteras en quoi la femme est l’avenir de l’homme.

— Trois pages ? Vous êtes sérieuse ?

Ah quand même ! Là il a l’air embêté. En fait, je pourrais donner le sujet en classe. Histoire de confirmer que la révolution reste à faire. Je réfléchis quelques secondes et abandonne l’idée. Non… c’est vraiment le thème bateau qui a été usé jusqu’à la corde. On oublie. Je reviens vers mon oiseau moqueur.  

Tout à fait sérieuse. Et ne t’avise pas de plagier : je le saurai.

Je frappe la table du plat de la main pour bien faire passer le message. Il hausse les épaules, l’air dubitatif.

— C’est pas ça, Ma’am. Pourquoi trois pages ? À mon avis, trois lignes devraient suffire…

Après lâché sa remarque d’un ton ironique, fidèle à son habitude, il me tourne le dos et disparaît d’une allure nonchalante. Non, ce n’est pas incompatible chez lui, c’est même sa spécialité : en deux secondes, je l’ai perdu de vue sans que je l’aie vu courir. Quel phénomène !

5ème partie

Je survole la feuille, mi-consternée, mi-amusée. Le petit voyou ! Il l’a vraiment fait. Bon… Quand même un peu plus des trois lignes promises, mais tout de même… Même pas une page et pas mal de répétitions. Pourtant, sans les citer, il a creusé jusqu’à trouver les concepts d’Éros et Thanatos.

Après notre rencontre, je me suis renseignée un peu plus sur Jean Baptiste. Les canards comme lui, sur qui tout semble glisser sans leur mouiller les plumes, ont souvent une vie compliquée. Je savais déjà qu’il était fils unique et élève à problèmes. J’ai découvert derrière le nom à particule une famille monoparentale à la limite de l’indigence et un jeune qui cumule les petits boulots pour soutenir une mère plus souvent délirante qu’aimante. Et pourtant, il a écrit ce texte, alors que dans son quotidien, « femme » doit plutôt signifier « boulet » qui lui entrave les deux chevilles pour le tirer vers le fond, loin de tout avenir. Quelques-uns des mots ondulent sous mes yeux. À qui a-t-il pensé en écrivant cela ? À son père ?

« […] L’homme centré sur lui-même, incapable d’amour et de véritables relations, est instinct de mort. Il va tout détruire autour de lui, d’abord sa femme, ensuite sa famille, puis son environnement et enfin son monde. Car ce qu’il vit à l’échelle de sa propre vie, il va le reproduire à tous les niveaux de son existence et de celle des autres. […] Si un jour il accepte de laisser, à ses côtés et non derrière lui, une véritable place à la femme, elle lui donnera la main et lui communiquera son instinct de vie ; elle le conduira vers un avenir qu’ils construiront ensemble pour leur famille, pour leur environnement, pour leur monde. Alors l’instinct de mort et l’instinct de vie réunis créeront un nouveau monde. »

Il a même paraphrasé Amstrong !!

[…] Un petit geste pour l’homme, un grand geste pour l’humanité […]

Je range la dissertation dans ma serviette et quitte la salle des profs. Sans surprise, Jean Baptiste, une nouvelle fois collé, se trouve dans la salle adjacente. À travers la cloison transparente, il me repère et, tout sourire, me lance un clin d’œil entendu puis retourne à son devoir. Je sens mon cœur s’alléger et un sourire fleurir sur mes lèvres.

La graine a été semée même s’il est encore loin le temps des moissons. Mais peut-être que tout n’est pas perdu pour notre espèce. Il y a encore de l’espoir. Cet espoir qui a toujours été le plus fort, qui est le dernier à mourir, quand tout le reste a disparu. Cet espoir qui fait de nous des humains, sans distinction, hommes et femmes confondus.

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1 Commentaire
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Martyne Dubau
Membre
21 octobre 2021 18 h 56 min

juste envie de dire :
ainsi soit-il ..