II – Que me reste-t-il de mes jeunes années ?
J’avoue avoir du mal à distinguer le réel souvenir des narrations que j’en ai entendues.
Quatre premières années bien familiales avec mes parents, mes grands-parents maternels, la sœur de ma maman qui était ma tante et en même temps ma marraine, et son mari tonton Claude qui fumait encore plus que la salamandre (poêle à bois qui chauffait et les murs et les fait-tout) au centre de la pièce de vie. On était trois dans une chambre rien que pour mes jouets, mes parents et moi, alors que le reste de la famille n’avait pas besoin d’autant de place et dormait tous dans la même chambre.
Le tout dans le 18e arrondissement de Paris avec pour souvenir quotidien la vue sur une cour cernée par 4 bâtiments tous noircis par la fumée des deux gares voisines : la gare de l’est à l’ouest, et la gare du nord au sud… Le temps de cheminées exhumant leurs vapeurs opaques n’était pas bien loin.
Par la fenêtre de la pièce de vie, je pouvais jouer à « fenêtre sur cour » et admirer ce que les voisins me donnaient à explorer depuis leur fenêtre et leur corde à linge. Sur l’une d’elle, une maman algérienne (je savais qu’elle n’est pas française car elle criait tout le temps à son petit garçon : « Nabil, ne te penche pas à la fenêtre » ou encore «Nabil ne touche pas à mes pinces à linge, tu vas te mettre du sang partout), bref, cette gentille dame suspendait des steaks pour les attendrir avec les mêmes pinces en bois que pour notre linge.
Le boucher avait son étal juste à côté de la porte de mon escalier et j’aimais y accompagner ma maman car seul mon oncle Jean était végétarien dans la famille. Nous on aimait tout. Surtout la viande.
Ce que je préférais chez ce boucher, c’était son papier rose avec des lignes rouges y dessinant de super carreaux. En arrivant je lui demandais en zozotant : « Donne ma quek’ zoze ». Ce quelque chose, il savait ce que c’était : son papier d’emballage qu’ont tous les bouchers du monde et qui m’évoquait plus un vrai cochon que les steaks hachés qu’il y emballait pour ma maman qui en raffolait car tout le monde aimait ça et ne se plaignait jamais qu’il y avait encore du nerf, du gras impossible à couper ou à mâcher, surtout au prix où on nous vend la bidoche.
Il me répondait systématiquement : « Je t’en donnerai un si tu es sage ».
Avant d’avoir le temps de faire la moindre petite bêtise, j’avais déjà son papier dans les mains et commençais à faire de drôles de pliages sur son billot.
« Mais va plus loin » s’écriait le boucher à chaque fois « tu vas mettre du sang plein ta cocotte en papier ».
En effet, j’aimais le regarder tailler les animaux en pièces détachées avec sa hache que je croyais volée à un apache car mon tonton Claude lisait des « Rintintin » où je voyais le chien de Rusty le protéger des apaches. Il faut vous dire qu’à Noël, j’avais déjà demandé une panoplie d’Apache, parce que je ne connaissais pas encore les Comanches et les Navajos.
D’ailleurs l’année où un de mes tontons m’a offert une hache d’Apache, j’ai voulu jouer avec au boucher sur les steaks que ma maman venait d’acheter, mais mon papa n’a pas voulu. Ce n’était pas très « zygiénique » prétendait-il. Et il m’a dit que je ferai mieux d’aller couper les steaks de la voisine d’en face car depuis le temps qu’ils sont suspendus à sa corde à linge, en travers de sa fenêtre, ils doivent être plus tendres et puis cela non plus ce n’est pas très « zygiénique » disait-il souvent en grimaçant au lieu de rigoler parce que moi je trouvais cela très rigolo d’attirer les mouches en accrochant des steaks à la fenêtre jusqu’à ce qu’ils deviennent noirs comme les murs de la cour.
Un jour, tout fier, je me présente tête haute devant mon boucher et je lui dis les bras croisés :
« Mon papa il a dit, les bouchers sont tous des voleurs ». Du tac au tac, le boucher devint encore plus rouge que d’habitude et me répondit « Et bien tu lui diras que ce n’est pas gentil de dire cela, à ton papa ». J’ai placé aussitôt, en l’adaptant aux circonstances, ma formule habituelle «Si t’es pas un voleur, donne ma quek’ zoze ». Pas mauvais bougre, le boucher sortit cette feuille magique de sous son étal après avoir essuyé ses mains sur son tablier qui était encore plus rouge que ses mains.
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Ce récit très amusant nous montre de manière très imagée un adorable petit garçon entouré de personnages pittoresques et pleins de tendresse