L’institutrice, Mlle Pageot – Abdelkader Ferhi

L’institutrice, Mlle Pageot

Les têtes conquises de questions tenaces attendaient des réponses pratiques dépassant notre âge. Les salles de classes sentaient détergents, bois, craie et crayons de couleurs dessinant les contours et le destin de notre avenir angoissant. Elles étaient surtout marquées et illuminées par la reprise des cours avec des enseignants qui renouèrent pleins d’entrain avec la noblesse de leur profession. La beauté de la nouvelle institutrice foudroya les garçons.

 

Après l’appel et la prise de contact routinière, les élèves commencèrent l’étude du premier texte de compréhension de l’écrit : « Le gueux », extrait du « Conte du jour et de la nuit » de Gui de Maupassant. Les enseignants commencent toujours par l’évaluation diagnostique pour établir ensuite la liste des objectifs pédagogiques à réaliser pendant la période scolaire. Les livres de lecture n’ayant pas été encore distribués, l’institutrice s’empressa de matérialiser avec une graphie admirable sur le tableau noir, le texte que la beauté de l’éducatrice illuminait au fur et à mesure.

 

Mlle Pageot portait une blouse blanche attestant sa référence incontestée pour les élèves et sa détermination à achever avec succès le programme. Ses doigts gracieux et effilés ainsi que ses petits pieds blancs se déplaçant avec agilité sur l’estrade, fascinèrent Zaouche et Hamoud, assis à la même table de la première rangée, près du bureau. L’image de la Française logée en gros plan dans la petite tête de Zaouche l’obsédait. Elle se télescopait même avec celle de sa mère au visage émacié et souvent pieds nus. Très vite, l’institutrice termina le texte.

    « Il avait connu des jours meilleurs, malgré sa misère et son infirmité. A l’âge de quinze ans, il avait les jambes écrasées par quelques voitures sur la route de Jarville. Depuis ce temps-là, il mendiait en se trainant le long des chemins, à travers les cours des femmes, balancé sur ses béquilles qui lui avaient fait remonter les épaules au niveau des oreilles. Sa tête semblait enfoncée entre deux montagnes. Il ne savait rien que tendre la main. Dans les villages, on ne lui donnait guère : on le connaissait trop ; on était fatigué de lui depuis quarante ans qu’on le voyait promener de masure en masure son corps loqueteux et difforme sur ses deux pattes de bois. Il ne voulait point s’en aller cependant, parce qu’il ne connaissait sur la route que ce coin de pays, ce Hameau où il avait trainé sa vie misérable. »

              «   Contes du jour et de la nuit » Gui De Maupassant

L’objet d’apprentissage mettait en évidence la situation critique du gueux. Dans sa pratique pédagogique, l’enseignante opta pour une compréhension analogique : elle posait des questions conduisant les élèves à comparer leur situation vécue à celle du « Gueux » décrit par Gui de Maupassant.

 

-Qui est l’auteur de ce texte ?

-L’auteur de ce texte est un français, Gui de Maupassant, répondit Farès.

-De quelle œuvre, il a été extrait ?

-« Conte du jour et de la nuit », répondit Christine.

– A qui s’adresse-t-il ?

-Aux lecteurs, répondit Marie.

L’enseignante posa ensuite aux élèves très motivés une question pour le moins intrigante, qui ne semblait pas avoir de relation thématique avec le sujet :

-Tout au début de l’humanité, il y eut d’abord le jour ensuite la nuit, ou l’inverse ?

Les élèves fixèrent l’institutrice puis observèrent un moment de silence. Tous avaient une réponse mais hésitaient à la donner au risque de paraitre ridicule tellement la question ressemblait quelque peu à celle qu’on ne se lasse pas de poser : « Qui précéda l’autre ? L’œuf ou la poule ?

Après un moment d’hésitation, Zaouche leva le doigt.

-Je crois qu’il y eut la nuit parce que le soleil n’avait pas été créé en ce temps-là.

-Ce qui est certain, c’est qu’on ne peut pas avoir le jour et la nuit à la fois. Il y a forcément alternance entre les deux notions de temps, intervint l’institutrice sans donner la réponse attendue.

-Mlle, chez nous, qu’est-ce qui est venu en premier, le jour ou la nuit ? Interrogea Hamoud.

-Il y a eu le jour. Ensuite, la nuit l’a chassé pour s’installer. Aujourd’hui, par exemple, il fait nuit à Tipaza. On ne voit rien. Vous voyez quelque chose, vous ? Interrogea l’enseignante.

Hamoud et ses camarades ne comprirent rien. Cette réponse n’était ni plus ni moins qu’une plaisanterie visant à distraire la classe et à rapprocher les élèves de l’institutrice, d’autant plus que c’était sa première séance. Mlle Pageot contournant la réponse souhaitée, ajouta :

-Le jour naitra sur Terre demain, c’est-à-dire dans le futur. Vous connaissez les périodes de temps ?

Très vite, elle traça au tableau noir une droite et y porta le présent, comme repère temporel, le passé et le futur. Elle confia à ses élèves qu’elle aimait beaucoup les conjugaisons notamment celles des verbes du deuxième et troisième groupe au mode subjonctif.

Les définitions des notions de temps s’amalgamaient dans les têtes des élèves. Elles ne ressemblaient pas à celles de leur petit dictionnaire de poche. Les approches de « Jour » et « nuit » s’alimentent des situations tragiques des peuples. Leur polysémie ne se trouve pleinement exprimée que dans les œuvres poétiques, romanesques et théâtrales nourrissant le militantisme des authentiques intellectuels.

L’institutrice ajouta :

-Ce sont l’homme qui crée « le jour » et « la nuit » sur cette planète.

-Non, Mademoiselle, vous vous trompez. C’est Dieu qui a créé, le jour, la nuit, les mois, les années et les siècles. Il a créé la Terre en sept jours. En sept jours, répondit spontanément Zaouche sans même lever le doigt.

L’enseignante et ses élèves ne se situaient pas dans le même contexte temporel et spatial pour tenter une approche commune et sans ambigüités aux notions du « jour » et de « nuit ». Pour se rapprocher de ses apprenants et les orienter vers la réponse escomptée, elle posa une autre question :

-Selon le texte de Gui de Maupassant, le Gueux, se trouve dans le jour ou dans la nuit ?

-On ne peut pas le savoir, on n’était pas avec lui, en ce moment-là, répondit Philippe.

-Lisez bien le texte au tableau et vous trouverez la réponse, ajouta-t-elle.

Farès fixa les yeux au tableau noir puis releva une expression qui semblait convenir à la question posée :

-Mademoiselle, le Gueux se trouvait pendant le jour. Je viens de trouver une expression « il avait des jours meilleurs. »

Pour gagner du temps, Mlle Pageot devint plus explicite dans sa démarche pédagogique : elle traça un tableau à deux colonnes et demanda à ses élèves de relever les mots et expressions traduisant le portrait physique et la situation sociale du gueux.

-Relevez du texte toutes les expressions et les mots se rapportant au portrait physique et à la situation sociale du Gueux.

Avec frénésie, les élèves levèrent tous ensemble les doigts et envahirent leur enseignante par une avalanche de réponses cacophoniques. Chaque élève passa au tableau pour souligner en rouge la réponse trouvée. Le défilé entre les tables et le tableau dura plus d’une quinzaine de minutes. L’étude de ce texte de Gui de Maupassant motiva tous les élèves d’autant plus qu’il traitait d’un thème commun à tous les malheureux de la Terre. Dans l’enseignement, le recours des enseignants aux grilles lors des séances de compréhension des textes exprime le souci de la clarté pédagogique.                             

     

Lorsque les mots et les expressions attendus furent donnés oralement puis soulignés au tableau, les élèves cessèrent leur défilé enthousiaste et baissèrent les mains. L’enseignante fatiguée par les rotations de tête et les mouvements leur sourit puis intervint :

« Toutes les expressions relevées dans la deuxième colonne représentent « la nuit ». Celles de la première colonne n’en sont que les conséquences sur le plan physique. Le « gueux » décrit par Gui de Maupassant souffrait donc d’une vie misérable. »

Au cours des séances de compréhension, les yeux de notre enseignante étincelaient   d’intelligence. Son devoir accompli avec ponctualité et conscience professionnelle incitaient à l’apprentissage, cultivaient l’amour du livre et développaient la passion de la lecture. Les cours la rapprochaient davantage de ses élèves jusqu’à former une famille dont les membres ne pouvaient se passer, les uns des autres. Elle se présentait toujours la première dans la salle pour porter au tableau le plan de la leçon. Mlle Pageot était vue par ses élèves comme modèle à suivre sur tous les plans. Ses élèves l’admiraient et la respectaient.

Abdelkader FERHI

Extrait de “Récits d’un village perdu” inédit.

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Abdelkader Ferhi

Abdelkader Ferhi (16)

Abdelkader Ferhi est né le 30 janvier 1951 à Tipaza. Il a fait ses études primaires et moyennes dans sa ville natale, secondaires au lycée Ibnou-Rochd de Blida et supérieures à l’université d’Alger. Titulaire d’une licence en lettres françaises, il a enseigné de 1976 à 2011 au lycée Mohamed Rékaizi puis Taleb Abderrahmane de Hadjout. Il a été aussi chargé de l’encadrement des professeurs du moyen à l’Université de Formation Continue. Abdelkader Ferhi a commencé depuis 1972 à publier des poèmes dans des anthologies de prestige et à collaborer aux journaux nationaux et étrangers. Aujourd’hui retraité, il se consacre pleinement à l’écriture littéraire. L’auteur de « Soleil Totémique » est connu du public Algérien par ses poèmes publiés dans des anthologies, ses contributions à la culture et ses articles de presse.

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