Le rêveur – Véronique Monsigny

LE RÊVEUR – Véronique MONSIGNY

 

La tête sur l’oreiller, il ferme les yeux et sent son corps s’enfoncer dans le matelas. Tandis que l’un se fait lourd l’autre se fait profond comme pour l’engloutir.

Et soudain c’est la chute,

il bascule au-delà de ce cercle intime qui est un ailleurs qu’il ne connait pas.

Après un temps d’inconscience où son corps et son esprit se livrent aux bras inconnus de Morphée, il reprend conscience du monde qui l’entoure. Il voit des décors changeants comme au théâtre, des gens qui s’agitent autours de lui. Il est spectateur et  non acteur de son rêve.  Mais où est le « Je » du rêveur ? Car il s’agit bien du rêve qui se saisit du dormeur et l’entraîne vers des contrés imaginaires, comme hypnotisé par une volonté qui le fuit.

Parfois, pour échapper à cet engluement, il s’envole. C’est facile, il suffit de placer  son esprit au dessus de sa tête, le corps s’allège et s’élève doucement comme un plongeur qui regonfle ses poumons d’oxygène. C’est tellement naturel à son âme que celle-ci s’envole sans y songer, sans que sa volonté n’intervienne. Mais parfois il doute de son pouvoir, et son âme à nouveau s’alourdit et plonge au plus profond.

Et soudain c’est la chute,

il bascule au-delà de ce cercle intime qui est un ailleurs qu’il ne connait pas.

Le dormeur prend alors conscience de son rêve et veut le diriger. Il se dit que, s’il rêve il peut tout oser sans risque ni conséquence. Mais alors, rêve-t-il vraiment ou est-il conscient. Quelle est la part de lui qui dort et celle qui veille ? Si le rêve est agréable, il entend le prolonger et redoute d’en sortir. Mais si le rêve est un cauchemar, alors il le fuit et cherche à en sortir au plus vite.

Et soudain c’est la chute,

il bascule au-delà de ce cercle intime qui est un ailleurs qu’il ne connait pas.

Il sort de son rêve et reprend conscience d’une réalité plus lourde et contraignante mais aussi plus rassurante parce que balisée de repères  faits de routines et d’obligations. « Je » se lève, fait sa toilette, déjeune et commence à accomplir les tâches dont cette journée sera faite. Tout cela demande un certain effort mais une fois repris le rythme quotidien, le sommeil semble loin et le rêve oublié. Il est redevenu Je.

Un bruit retentit qui soulève un peu la poitrine. Une sonnerie de réveil se fait insistante et se rapproche de son oreille.

Et soudain c’est la chute,

il bascule au-delà de ce cercle intime qui est un ailleurs qu’il ne connait pas.

Étourdi, comme amnésique, je ne sais plus où je suis. Je me retrouve quelques heures plus tôt, encore dans mon lit. Toute mon activité de la matinée est annulée, à refaire. Je dois me lever de nouveau, faire ma toilette, déjeuner et …

Et là, le doute s’empare de je comme un vertige, une mise en abîmes. Est-ce que je dors encore ? N’ai-je jamais dormi ? Ai-je vraiment volé au dessus de mon corps ou déjà fait ma toilette et déjeuner ? Comment saurai-je que je suis vraiment éveillé, conscient et acteur de ma pensée ?

Et soudain c’est la chute,

il bascule au-delà de ce cercle intime qui est un ailleurs qu’il ne connait pas.

L’abyme s’approfondit et l’esprit s’y enfonce. Qu’est-ce que la veille, qu’est-ce que le sommeil ? Qu’est-ce que le rêve, qu’est-ce que la réalité ? Notre vie nocturne n’est-elle pas plus importante, à défaut d’être plus réelle,  que notre vie diurne ? Notre esprit alors libéré de ses carcans, notre corps libéré de ses pesanteurs, ne sont-ils pas plus vivants que lorsqu’ils répètent le scénario de nos vies ?

Et soudain c’est la chute,

il bascule au-delà de ce cercle intime qui est un ailleurs qu’il ne connait pas.

La vie : qu’est-ce que la vie ? Nous sommes nés  il y a quelques dizaines d’années, issus d’un rêve dont nous ne savons rien,  arrivés  au monde tout comateux et le « je » a pris très lentement conscience de son corps et plus lentement encore de son esprit. Il s’est éveillé au monde, il a commencé sa vie  en la rêvant d’abord, puis en le vivant. Le réel n’a jamais été vraiment à la hauteur du rêve initial,  mais il y a eu des bonnes surprises. Le rêveur ne pense pas à tout, il manque de réalisme et surtout de limite. C’est en se confrontant aux limites que le « je » sait  qu’il existe vraiment. La vie est un long apprentissage qui nous prépare à …

Et soudain c’est la chute,

il bascule au-delà de ce cercle intime qui est un ailleurs qu’il ne connait pas.

La mort ! Le sommeil est petite mort dit-on. Mais qu’en sait-on ? Et si ce que nous vivons n’était que « petite vie ». Si en dormant « je » devient libre de son corps et de tout ce qui nous limite, qu’en sera-t-il lorsque nous n’aurons plus de corps, que toutes les limites humaines seront dépassées ?

Naissance, rêve, rêve éveillé, veille, mort sont des cercles concentriques dont le rêveur est le centre. Le « je »  s’éloigne puis se rapproche, puis s’éloigne de nouveau toujours un peu plus, toujours un peu plus loin jusqu’à rejoindre le « nous ».

Et soudain c’est la chute,

il bascule au-delà de ce cercle intime qui est un ailleurs qu’il ne connait pas.

Notre rêveur se lève, fuyant le rêve et la rêverie. Il enferme sa vie dans un espace limité qui le met à l’abri de l’abyme. Il coiffe ses oreilles de casques et ses yeux d’écrans qui lui feront vivre le rêve des autres, ceux qui décident pour lui de sa vie, de ses joies et de ses réussites. Ceux qui précipitent le « je » dans le « nous » bien avant l’heure…  Afin que « je »  ne voit plus,  n’entende plus la voix du rêveur qui veille en lui et qui tente de l’entrainer au-delà de ce cercle intime qui est un ailleurs qu’il ne connait pas…

le rêveur

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Véronique Monsigny

Véronique Monsigny (204)

J'ai commencé à écrire des poèmes à l'âge de 60 ans. Ce n'est pas moi qui les ai cherchés, ils se sont imposés à moi comme une bouffée d'air pur au moment de la retraite. Enfin laisser parler les mots qui dorment en moi !
J'ai lu Victor Hugo et Lamartine à l'adolescence, puis Aragon et Baudelaire un peu plus tard. Brassens a bercé mon enfance. Ils m'ont appris à rimer en alexandrins.
Le virus était en moi. Il y a sommeillé le temps de travailler, d'élever mes enfants, de taire mes maux pour mieux m'occuper de ceux des autres.
Et voilà le flot de mes rimes sur lesquels je navigue aujourd'hui, au gré des jours bons ou moins bons. Ils me bercent, ils m'apaisent... je vous en offre l'écume du jour.

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Harmonia Messidor
Membre
18 janvier 2016 16 h 02 min

J’aime le fil conducteur, qui nous amène à une réflexion sur le rêve, le réel et l’irréel, mais également sur le temps qui passe… Le rêve libérateur, et la réalité parfois, qui vous plonge dans une société formatée…Merci pour ce riche partage.
Pensées amicales

Plume de Poète
Administrateur
24 octobre 2015 17 h 53 min

Ne sommes nous pas tous des rêveurs ?
J’aime beaucoup votre écriture simple qui reflète parfaitement “les images” avec des mots qui glissent à la lecture.
Merci beaucoup pour ce partage Véronique, le domaine des contes est peu utilisé sur le site, c’est dommage . . .
Bien à vous,
Alain