La distribution des prix – Abdelkader Ferhi

      Une effervescence singulière marquait la fin de chaque période scolaire. L’école primaire et l’unique collège du village s’apprêtaient à récompenser leurs meilleurs élèves. Toutes les autorités assisteraient à cette cérémonie solennelle qui aurait lieu dans l’unique salle de cinéma faisant aussi office de salle de spectacles et de conférence. Grâce à l’école, les colons annuleraient sur le plan social juste pour un temps la distance envers leurs ouvriers et applaudiraient les élèves méritants des différents établissements scolaires.

      Les cérémonies de distribution des prix, qui se déroulaient périodiquement la dernière semaine de juin vers dix heures, indiquaient le résultat d’un affrontement tacite entre ouvriers et colons par le biais de leurs enfants. Ces moments qui mettaient en évidence l’importance des études s’avéraient très décisifs. Les prix à décerner constituaient un authentique enjeu. Derrière chaque élève se tapissaient des parents appartenant à deux cultures complémentaires. Les parents n’authentifiaient leur existence que par leurs enfants scolarisés, filles ou garçons. Après la cérémonie, ils rentreraient chez eux soit déçus et humiliés soit heureux et honorés.

      C’était l’occasion pour les Chenouis, même défavorisés, de prouver leur supériorité sur un terrain simulant la neutralité : l’École. Même frustrés et inégaux sur tous les plans en comparaison avec les français, les élèves de colonisés raflaient les bonnes notes dans presque toutes les matières notamment dans les épreuves de calculs et réussissaient dans leurs examens de Sixième et du Brevet d’Enseignement Général. Les admis au BEG entameraient ensuite les études secondaires, loin de chez eux. Ils refouleraient la nostalgie de leur belle région natale et supporteraient l’absence de la famille.  

      Comme de coutume, Dzira se réveilla à l’aube avec sa mère, avant les premiers chants des coqs et se lava à grande eau le visage dans la cour pour chasser les signes du sommeil. Après son petit déjeuner, elle mit l’une des deux robes à fleurs qu’elle possédait et se coiffa en attendant de prendre la direction du village en compagnie de son père. La circonstance l’obligea à faire prévaloir l’aspect intellectuel sur l’aspect physique. Non que Dzira ne fût pas belle et manquât de charme, mais les filles des ouvriers privilégiaient les études sur tout autre chose en perspective de postes dans la municipalité ou l’enseignement en vue d’échapper à la pauvreté et bénéficier d’un peu de considération et de respect.

      Elle veillait des nuits à apprendre ses leçons à la lueur vacillante du quinquet et à faire ses exercices qu’elle remettrait le lendemain aux enseignantes. Elle s’acharnait sur les études à seule fin d’entendre le nom de son père vibrer dans la salle des spectacles lors de la distribution des prix. La prononciation des noms Amazighs par le directeur signifiait l’affirmation de l’identité des colonisés. Quel bonheur de les entendre résonner dans les oreilles d’un auditoire respectueux des études et évaluant les individus par le savoir et la culture ! Pour les écoliers d’ouvriers, les frustrations accéléraient la maturité d’esprit et constituaient un tremplin pour la réussite scolaire et le passage probable à une vie décente.

     Deux agents municipaux trapus à l’air sévère étaient plantés de part et d’autre de la grande porte en bois de la salle. Dzira leur montra la convocation signée par le directeur d’école et   fut, avec son père, autorisée à y pénétrer. Une dame d’une quarantaine d’années exagérément maquillée les reçut avec un sourire feint et les fit asseoir aux dernières rangées réservées aux « indigènes » et leurs enfants.

     Les livres empilés sur des tables, disposées des deux côtés de la scène, embaumaient la salle éclatante de propreté. Ils nous éloignent des instincts bestiaux et brisent les préjugés que nous ne cessons tout au long de notre vie de cultiver, les uns sur les autres, pour nous préparer à l’adversité au lieu de l’Amitié. Chaque page lue recule les frontières de l’ignorance et prescrit une thérapie à la propension de nuire à autrui et aux fléaux de notre ère.

     Les prix à décerner étaient classés par ordre d’importance : du prix d’Honneur au prix d’Excellence. Les thèmes des récompenses allaient des aventures de héros célèbres chers aux enfants à « Terre des Hommes », « Courrier sud » et « Le Petit Prince et le Renard » de Saint-Exupéry, « La condition humaine » d’André Malraux et « Les misérables » de Victor Hugo, s’adressant aux adolescents et aux adultes. Des livres de science fiction de Jules Verne fertilisant l’imaginaire des écoliers figuraient également parmi les récompenses.

    Chaque livre resplendit de savoir et de culture pour accepter l’Autre. Le livre n’est pas un plat chaud à laisser refroidir, à abandonner après l’avoir goûté ou à reporter à plus tard. La lecture de la première phrase incite sans résistance à celle de l’œuvre intégrale. Les livres s’avèrent de parfaits compléments à l’éducation des parents et des enseignants. Quel genre d’éducation recevraient les élèves dans une société sans références où l’Ecole est en crise et les parents démissionnaires ?

    Chaque prix emballé avec soin exprimait la volonté des peuples à découvrir le monde et à s’efforcer de se comprendre en surmontant leurs différences pour coexister ensemble dans la paix et la fraternité. Les êtres humains sont contraints de tout partager sur cette planète où le moindre pouce de terre, hélas, devient objet de discorde répandant la haine et entrainant des conflits sanglants détruisant l’homme et les patrimoines de l’Humanité     

     En classe de cinquième, Christine avait maintes fois demandé à Dzira de lui souffler les réponses aux questions de calculs pendant les compositions dans les moments d’inattention du professeur surveillant. Mais l’élève Chenouie, par crainte des remarques de son professeur et du zéro fatal en conduite, restait imperturbable, concentrée et gardait les yeux fixés sur le sujet. Elle savait aussi qu’elle représentait sa communauté entière, d’où la prudence et l’application pendant les épreuves d’évaluation trimestrielle et annuelle. Le passage en classe supérieure et la réussite dans les examens constituaient également une compensation à la misère et aux inégalités entre les deux communautés, chenouie et française.

     Les établissements scolaires s’avéraient les seules institutions où les élèves de tous les milieux socioprofessionnels subissaient des examens d’évaluation sans partialité et discrimination. Tout le monde reconnaissait la noblesse du savoir et considérait les enseignants comme sages, objectifs et surtout modèles à suivre. Grâce à Dzira et à d’autres adolescentes du village, les autorités se montreraient respectueuses à l’égard des colonisés et leur témoigneraient un peu plus de respect.

     A cette cérémonie décisive, assistaient monsieur le Maire, le commissaire de police, les directeurs d’écoles, les enseignants et tous les parents d’élèves à récompenser. Les premières rangées étaient réservées aux invités d’honneur et celles du milieu aux parents français et leurs enfants. Les élèves d’ouvriers et leurs parents étaient relégués aux dernières rangées. Les deux communautés échangeaient des saluts matinaux, partageaient une diversité de jeux sans pour autant être égales sur le plan social et juridique.

     Illettrés, les pères de famille autochtones se faisaient signer les carnets scolaires de leurs enfants par les gérants des exploitations coloniales. Ces colons savaient que les élèves de leurs ouvriers, même brillants, n’iraient pas loin dans leurs études, faute de moyens. Après seulement quelques années d’étude, ils jetteraient l’éponge. Il ne venait jamais à leur esprit de les assister à accéder au lycée puis à l’université afin de conquérir un poste dans l’administration ou l’enseignement. Après l’abandon des études, les élèves en difficulté s’orienteraient vers la vie active ou le maquis : ils travailleraient dans les vendanges comme saisonniers ou garderaient les troupeaux des colons pour aider leurs parents à subvenir leur famille nombreuse.

     Dans la salle de spectacles agrémentée d’une musique tendre et incitant à la somnolence, régnait une atmosphère simulant la convivialité. Le directeur du collège, de grande taille, bien rasé et arborant des lunettes de vue apparut sur scène. Il empoigna posément le microphone et souhaita la bienvenue à tous les invités de la localité, en particulier aux autorités occupant les deux premières rangées. Mr Le Bec souligna l’importance des études et félicita vivement les élèves à récompenser. Il justifia le déroulement périodique des cérémonies de récompense par le développement de l’esprit de compétitivité chez les élèves avant de passer ensuite la parole au président de la municipalité. Le Maire arrosa d’éloges les élèves présents dans la salle et assura l’assistance de la disponibilité de la municipalité à se mettre toujours au service des écoles primaires et du collège quant à l’assistance matérielle des établissements.       

     Le directeur réapparut sur le podium, à la main les listes des élèves méritant les récompenses. Le silence s’installa decrescendo. Tous les regards se focalisèrent sur les listes qu’il tenait à la main. On inaugura la cérémonie de distribution des prix par la classe de sixième. Juste après, ce fut celle de Dzira qui attendait avec angoisse l’appel de Monsieur Le Bec. Soudain son nom brisa le silence solennel et résonna dans la salle où les cœurs des parents et de leurs enfants subirent un séisme de forte amplitude.  

-Dzira, prix d’excellence. Levez-vous, ma fille. Venez prendre votre prix d’excellence.

-Présente ! Merci Monsieur le Directeur. J’arrive, dit-elle, les joues rougies de pudeur.

     Sous une grêle d’applaudissements, Dzira se leva et se dirigea vers la scène enjolivée de fleurs. Mr le Maire l’embrassa et lui tendit le prix d’excellence tout en la félicitant à haute voix au microphone. Au retour, elle fut aussi vivement applaudie. Lorsqu’elle regagna sa place, elle vit son père en train d’essuyer ses larmes de bonheur et de fierté. Les parents souhaiteraient voir leurs enfants relever tous les défis et réaliser des miracles même en dépit du manque de moyens. Depuis sa scolarisation à l’âge de sept ans, Dzira avait toujours façonné la fierté des autochtones. Le prix d’excellence obtenu lui conféra le statut d’artisane de l’honneur Chenouie. Cependant, les exploitants des fermes n’admettaient jamais voir leurs enfants se classer après ceux de leurs ouvriers.

     En dépit des sacrifices, seule une poignée d’élèves d’ouvriers arriverait au secondaire pour le quitter ensuite avant l’examen du baccalauréat à cause de la pauvreté. Le reste s’orienterait vers les exploitations agricoles pour une pitance. Selon Cheikh Amar qui assista à la cérémonie en tant qu’ancien combattant, il n’existe pas de Prix aussi inestimable que la Souveraineté et la Liberté des peuples. Il n’existe pas de Prix aussi inestimable que celui du partage des biens de manière assez équitable et la coexistence de tous les peuples dans la paix et le Respect.

Extrait du roman inédit “Les Châtiments des égarés” de Abdelkader FERHI

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Abdelkader Ferhi

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Abdelkader Ferhi est né le 30 janvier 1951 à Tipaza. Il a fait ses études primaires et moyennes dans sa ville natale, secondaires au lycée Ibnou-Rochd de Blida et supérieures à l’université d’Alger. Titulaire d’une licence en lettres françaises, il a enseigné de 1976 à 2011 au lycée Mohamed Rékaizi puis Taleb Abderrahmane de Hadjout. Il a été aussi chargé de l’encadrement des professeurs du moyen à l’Université de Formation Continue. Abdelkader Ferhi a commencé depuis 1972 à publier des poèmes dans des anthologies de prestige et à collaborer aux journaux nationaux et étrangers. Aujourd’hui retraité, il se consacre pleinement à l’écriture littéraire. L’auteur de « Soleil Totémique » est connu du public Algérien par ses poèmes publiés dans des anthologies, ses contributions à la culture et ses articles de presse.

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Kamel Sahraoui
Kamel Sahraoui
Invité
1 septembre 2017 17 h 24 min

La cécité aux inégalités sociales condamne et autorise à expliquer toutes les inégalités, particulièrement en matière de réussite scolaire, comme inégalités naturelles, inégalités de dons, le sujet quoique délicat reste très fort, une histoire qui dépasse la récompense au demeurant “un instrument de travail” hélas !…..BRAVO et MERCI SUBLIME PLUME !!!!