Chroniques d’un Enfant des Ages Obscurs, pages 4 à 9 – Dominique Capo

En tout état de cause, je suis depuis longtemps économiquement à l’aise. Et aujourd’hui, tout ceci est loin derrière moi. Ce qui m’importe dorénavant, c’est ma tranquillité. C’est que je puisse me concentrer sereinement sur mes recherches bibliographiques. C’est que je puisse me plonger à corps perdu dans mes innombrables lectures. C’est que je puisse poursuivre mes investigations livresques sans être dérangé par les affres d’un quotidien m’ennuyant profondément. Mon existence a été parsemée de tant de malheurs et de souffrances que je ne souhaite plus être confronté a cette sorte de Réalité. Je préfère mille fois celle issue des milliers d’ouvrages m’environnant. Elle me permet d’en modeler d’autres, ou de remanier la nature de la notre. Qu’Elisandre s’y consacre me convient parfaitement.

Ce qui m’absorbe davantage, ce sont les révélations que je suis sur le point de divulguer. Imaginer celles-ci tomber entre de mauvaises mains me terrifie. Des fragments de Connaissances dont les membres de notre Communauté sont les détenteurs depuis des centaines d’années ont déjà été par le passé dévoilés à des personnes mal intentionnées. Ils ont été à l’origine de désastres aux conséquences épouvantables. Les individus les ayant utilisé à leur profit n’ont pas hésité à déchirer peuples et nations à cause d’eux. Ainsi, à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, certains les ont érigé en Vérité absolue, et ont, plus tard, failli conduire le monde à sa perte. D’autres, au cours des siècles précédents, les ont manipulé, transformé, ont tenté d’en décrypter leurs Mystères. Ils s’en sont servis pour distordre la Réalité et en forger une plus conforme à leur vision des choses. Ils l’ont forcé, enchaîné et créé des failles, pour engendrer rêves ou cauchemars. Mais il s’est toujours agi de songes liés à la structure de notre Univers ; de modifications de sa composition pour la faire leur.

Personnellement, je n’ai pas assisté à de tels événements. J’en ai lu des exposés et des résumés lors des années où j’ai fréquenté l’immense Bibliothèque installée au « Sanctuaire ». Je ne désire pas – pour le moment en tout cas – révéler l’emplacement exact de ce dernier. En effet, le Sanctuaire étant le Cœur institutionnel de notre Fraternité, je préfère en préserver l’anonymat. Tout ce que je peux dire, c’est que c’est dans ce lieu que ces faits m’ont été révélés. C’est là que j’ai parcouru les écrits relatant l’histoire de notre Communauté depuis sa fondation, au milieu du XIXème siècle. C’est là que j’ai été instruit des épisodes de la grande Histoire à laquelle elle a participé ; parfois volontairement, parfois à son insu, parfois encore afin de ne pas être anéantie par eux. Enfin, c’est là que ses membres disséminés un peu partout en France, éventuellement dans d’autres pays d’Europe, ou encore ailleurs, se réunissent une fois par an au cours de Conclaves. Moi, il y a une vingtaine d’années que je ne m’y suis pas rendu. Depuis que je me suis mis en retrait des ses affaires et que je me suis exilé au 42 rue des Anciennes Loges, en fait. Je ne le regrette pas, et je ne m’en porte pas plus mal, bien au contraire.

Par contre, je suis au courant de tout ce qui s’y déroule. Internet est un outil formidable pour se tenir informé de la marche du monde. Je l’utilise donc fréquemment pour me rendre sur son site et y lire les derniers bulletins qu’elle publie. Car il est impératif que les Frères et ses Sœurs établis à Bordeaux, Lyon, Marseille ou Lille, par exemple, soient instruits des décisions prises au Sanctuaire. Il est vital que ses membres de Londres, New-York ou Sydney puissent avoir accès à ses archives, à ses bulletins, aux recherches entreprises par d’autres. Cela est d’autant plus important que nous nous rencontrons que très peu, et que nous devons malgré tout conserver un lien durable. C’est ainsi que l’Ordre a toujours fonctionné. Jadis, nous communiquions à l’aide de courriers et de messagers. A l’heure actuelle, avec les progrès de la technologie, c’est plus simple, plus rapide et plus discret. Autant employer les moyens mis à notre disposition par Aeüs et ses « Hauts Conseillers » pour progresser efficacement dans l’étude et l’utilisation de l’Art. Nous sommes les descendants de ceux ayant pris sur eux de protéger ses Secrets. Nous avons pour obligation d’user de l’ensemble des méthodes à notre portée afin de ne pas répéter les erreurs commises par nos prédécesseurs.

C’est une autre des raisons me faisant hésiter à entreprendre cette confession. Je n’ai plus de contacts réguliers avec mes Frères et Sœurs du Sanctuaire ou d’ailleurs depuis longtemps. Malgré tout, je leur reste fidèle. J’ai prêté serment il y a plus de quarante ans devant Delmocène, le « Guide » d’alors commandant aux destinées de notre Ordre. Je n’ai pas le droit de le trahir. Or, à l’idée d’évoquer ce que j’ai vécu depuis mon enfance, je demeure terrifié. Je n’ai pas envie de provoquer de nouvelles perturbations, de nouvelles tragédies telles que la Fraternité en a connu entre 1880 et 1910. Je ne veux pas rallumer de vieilles querelles, telles que celles ayant suivi sa création, en 1853. Et je ne désire pas être considéré comme un infidèle aux valeurs véhiculées par l’Art. Car cela a été le cas pour quelques uns avant la naissance de notre Communauté. Je pense notamment à Gauthier de Pise au milieu du XVème siècle, n’ayant pas hésité à défier le célèbre Pie II, lors de joutes oratoires mémorables avec l’un de ses légats. Je pense aussi à Assam l’Érudit, dit « le Maure », qui, au début du XIIème siècle, a commis l’imprudence d’écrire un traité détaillant ce qu’il avait appris sur l’Art au cours de ses expériences Mystiques, et a fini sur le bûcher.

Je ne tiens donc pas à m’attirer les foudres de mes Frères et de mes Sœurs ; et encore moins, d’Aeüs – notre Guide actuel – et de ses Hauts Conseillers. Je souhaite à tout prix conserver ma tranquillité et ma sérénité si chèrement acquises. Lorsque je me suis installé dans l’immeuble, j’ai décidé que, plus jamais je n’interférerai avec les institutions auxquelles j’appartiens. J’ai eu beaucoup de difficultés à m’en éloigner. Beaucoup de mes Frères et mes Sœurs ont essayé de me retenir au Sanctuaire et de me faire changer d’avis. Quelques uns m’ont également menacé de représailles si je fuyais celui-ci, et les quittais. Je me souviens même que l’un de ceux-ci a usé de son influence auprès d’Yrgael, l’un des Initiés les plus influents dans l’entourage de Delmocène, pour que je plie à leurs exigences. Je me rappelle aussi de cette nuit effroyable ayant précédé mon départ des lieux :

Jusqu’à ce que l’obscurité ne s’estompe, un orage a enveloppé le Sanctuaire et ses alentours. Des éclairs ont zébré le Ciel durant des heures, éclairant la fenêtre de ma cellule comme en plein jour. Le tonnerre a grondé, des rafales de vent et de pluie ont claqué furieusement contre la vitre, me réveillant régulièrement. Et après avoir réussi à m’endormir, mon sommeil a été peuplé de peurs telles que je n’en n’avais pas connu depuis mon enfance. Des épisodes vécus à l’aube de mon adolescence, au cours de la Seconde Guerre Mondiale ont resurgi. J’ai revu des personnes qui me sont chères mourir sous le feu des bombardements. Des instants fugaces de l’exode de Mai et Juin 1940 se sont imposés à moi. Parmi eux, une scène hallucinante s’est probablement répétée cent fois :

Mon père, ma mère, ma sœur – Sidonie-, mes deux frères – Benjamin et Samuel – et moi marchons le long d’un sentier caillouteux. Cela fait des jours que nous avons quitté la région Parisienne. Nous nous dirigeons vers la frontière Suisse. Autour de nous, des champs de blé prêts à être moissonnés se discernent partout. Le ciel est d’un bleu lumineux. Au loin, il n’est parsemé que de vagues nuages filandreux. Au-delà des collines situées à deux ou trois kilomètres de nous, le clocher et les toits des plus imposantes maisons d’un bourg – Pierrefontaine-les-Varans probablement – se dévoilent. Devant et derrière nous, des files de personnes aux vêtements crasseux – comme si elles ne les avaient pas quitté depuis des jours -, avancent. Leurs yeux sont cernés par la fatigue. Le visage de la plupart des hommes laisse apparaître une barbe de trois jours. Beaucoup de femmes, jeunes ou moins jeunes, poussent devant elles des marmots en guenilles pleurant à chaudes larmes. Quelques unes tiennent un, voire deux, enfants dont l’âge varie entre trois mois et deux ans dans leurs bras. Elles essayent tant bien que mal de les rassurer, mais n’y réussissent pas toujours. Si ce n’est les sanglots sans fin des bambins, un silence de mort accompagne le convoi de réfugiés auquel nous appartenons.

Puis, soudain, surgi de nulle part, un vrombissement assourdissant emplit l’air au-dessus de nos tètes. Des cris d’alarmes résonnent immédiatement. Les gens se mettent à courir dans tous les sens. Certains se jettent dans le fossé longeant la route. D’autres se précipitent dans les champs. Nombre d’entre eux se glissent entre les tiges de blé et y disparaissent. J’en distingue une dizaine s’y hâtant pour ne pas être la cible des engins fendant désormais l’horizon devant nous.

Tout le monde les a reconnus aux croix noires se dessinant sur leurs ailes. Il s’agit de Stukas. Et chacun se souvient encore des carnages qu’ils ont commis sur les routes du Nord de la France, lorsque Belges, Hollandais ou Polonais ont reflué en masse il y a plusieurs semaines de cela. Le bruit si caractéristique de leurs moteurs et de leurs sirènes hurlantes destinées à provoquer la panique, retentissent. Leurs mitrailleuses entrent en action et fauchent tous ceux ayant le malheur de croiser leurs lignes de visée. Autour de mon père, de ma mère, de Sidonie, de Benjamin, de Samuel, et de moi, des corps anonymes s’écroulent ; parfois en poussant une exclamation de surprise ou un cri d’effroi. Personnellement, je remarque un groupe d’une demi-douzaine de femmes protégeant leur progéniture de leur masse, afin qu’ils soient épargnés par les balles sifflantes fusant autour d’elles. A l’écart, une autre est à genoux, les mains jointes, et prie ; elle murmure des paroles incohérentes ressemblant à des « je vous salue Marie… ». Non loin de nous, mes yeux s’attardent fugitivement sur un homme qui tirait jusqu’alors une charrette remplie de meubles, d’effets personnels et de divers objets hétéroclites. Il a le visage à moitié arraché par une décharge de projectiles. Bientôt, ces dernières sont accompagnées d’explosions éparses. Nous les reconnaissons immédiatement. Ce sont les obus dont les Stukas sont les porteurs. Ils pleuvent autour de nous, et sont instantanément suivis d’explosions assourdissantes.

Là, un véhicule automobile est projeté dans les airs, avant de retomber, en flammes. Ailleurs, une grappe d’hommes, de femmes et d’enfants est déchiquetée. Ailleurs encore, ce sont des vieillards n’ayant pas eu le temps de se mettre à l’abri qui s’enflamment comme des fétus de paille. Mais ce n’est pas pour autant que les décharges de mitrailleuses s’arrêtent.

J’en veux pour preuve que, lorsque mon regard se tourne vers les membres de ma famille, je me rends compte que mon père a été touché. Recroquevillé sur le sol, des nappes de sang inondent ses bras et son torse. Son visage est strié de traces écarlates, et son œil droit est sorti de son orbite ; il pend encore au nerf le rattachant à l’intérieur de son crane. Sa mâchoire partiellement été emportée par la déflagration. Ses habits ont, par endroits, été brûlés. De légères fumerolles s’y distinguent encore. Son pantalon est en lambeau et le bas de sa jambe gauche – du pied jusqu’au sommet du genou – gît à deux mètres de lui.

Quant à ma mère, Sidonie, Benjamin et Samuel, ils se tiennent à un arbre calciné se trouvant à proximité du bord de la route. Ma mère est en état de choc. Elle s’agrippe à son tronc, la bouche ouverte, les traits crispés par la terreur. Un murmure s’échappe de ses lèvres, tandis que son regard est rivé vers mon père. Ma sœur et mes deux frères, eux, se cachent dans ses jupons et essayent, en vain de retenir leurs larmes. Mais ma sœur ne tarde pas à en laisser couler le long de ses joues.

Moi, je n’ose y croire. Coupé de la réalité, oubliant le massacre se poursuivant autour de moi, je m’approche prudemment de mon père. Je me penche sur lui. Je perçois un léger souffle provenir du fond de sa gorge. Son œil intact, fermé jusqu’à présent, s’ouvre lentement. Il tente de me sourire, mais n’y parvient pas. Ses lèvres ne sont tout simplement pas capables de se mouvoir. C’est davantage un rictus de douleur et de tristesse qu’il me laisse entrevoir. Deux ou trois secondes s’écoulent ainsi. Puis, j’ai le sentiment qu’il essaye de me dire quelque chose. Je ne sais pas quoi. Aucun son ne s’échappe de son gosier et ne parvient jusqu’à mes oreilles. Mais, pour moi, pour l’instant, cela n’a aucune importance. Je le prends délicatement dans mes bras. En même temps, j’observe ma mère, Benjamin, Samuel et Sidonie scrutant le moindre de mes mouvements. Je me penche vers lui afin de déposer un baiser sur le sommet de son front dégarni. Et je me mets à le bercer tendrement.

Le lendemain matin, quand je suis enfin sorti de ma léthargie, ma fatigue n’avait pas disparue. Mes bras et mon torse étaient striés de balafres sanglantes ainsi que de traces de brûlures récentes. Comme si j’avais réellement revécu durant la nuit cet épisode dramatique de mon existence. Et mon visage s’était recouvert d’une fine pellicule de sueur.

Je n’ai pas attendu. Alors que l’aube pointait derrière l’horizon, je me suis habillé. J’ai quitté le Sanctuaire en prenant bien garde de ne croiser personne dans ses corridors ou ses salles. Heureusement, les lieux étaient encore déserts à cette heure plus que matinale. Je n’y ai même pas croisé Éloi ou Tancrède, réputés pour arpenter le vestibule de sa Bibliothèque. Ils étaient en effet connus pour y déambuler aux aurores, et y polémiquer sur tel ou tel détail de leur traité en cours de rédaction. Et, après avoir récupéré mon automobile sur le parking, je l’ai laissé derrière moi. Depuis, je n’y suis jamais retourné.

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