Chroniques d’un Enfant des Ages Obscurs (pages 26 à 35) – Dominique Capo

J’ai la chance d’occuper un appartement de deux-cents mètres carré environ. Cela peux sembler énorme pour un homme tel que moi ; même si celui-ci possède un Serviteur. Pourtant, que vous me croyiez ou non, la place ma manque. Il est composé d’une dizaine de pièces, sans compter la cuisine ou la salle de bains. Sa porte d’entrée ouvre sur un vestibule. D’habitude, c’est là que j’accueille les rares visiteurs qui savent où j’habite. C’est là aussi que les deux ou trois Frères et Sœurs ayant besoin de mes conseils ou de mon aide pour leurs recherches personnelles attendent, avant que je les y rejoigne.

C’est Elisandre qui se charge de les y recevoir. Ce n’est qu’après s’être assuré que je les connais qu’il vient me chercher à mon bureau. Je l’y accompagne alors. Je ne me presse pas, car avant de quitter ma table de travail, je m’assure que les documents s’y entassant sont en bon ordre. Et qu’ainsi, je pourrai ensuite aisément et efficacement reprendre mes investigations. Pour moi, le retour à la Réalité est toujours délicat ; me replonger dans mes études également. Pour l’un comme pour l’autre, j’ai besoin d’un maximum de concentration. L’énergie mentale que je dépense pour que mon Esprit soit capable de sortir de la bulle dans laquelle je l’ai enfermé est phénoménale. C’est pour cela qu’Elisandre ne me distrait que le plus rarement possible. Et c’est pour cette raison que je reçois extrêmement peu d’invités.

Elisandre est chargé de faire patienter mes « amis » dans le vestibule. Et celui-ci est destiné à leur donner une première image de la personne que je suis. Sur l’un des murs de la pièce apparaît la reproduction d’une carte du XVIème siècle dessinée par Piri Reiss. Elle évoque le monde tel qu’il était vu par ses contemporains. Mais, sa particularité la plus frappante est qu’elle reproduit fidèlement les contours du Continent Antarctique figé sous les glaces depuis le début de la dernière Ère Glaciaire. Or, il ne faut pas oublier que l’homme a foulé de ses pas cette partie du monde pour la première fois au milieu du XIXème siècle. D’un autre coté, les renseignements des ouvrages que j’ai étudiés sur le sujet il y près de quinze ans maintenant, montrent que Piri Reiss aurait appris son existence de relevés topographiques beaucoup plus anciens ; et pour quelques uns, de la plus lointaine Antiquité. D’après ce que j’ai découvert, un ou deux d’entre eux auraient été détruit lors de l’incendie de la Bibliothèque d’Alexandrie par les armées de César. Un autre aurait été préservé au moins jusqu’au VIIIème siècle avant J.C. par des Prêtres Égyptiens du Temple de Sais. Hasard ou coïncidence, c’est dans ce même Temple que Solon, puis Platon, auraient entendu parler de textes fragmentaires relatant l’histoire de l’Atlantide. J’ai évidemment tenté de faire le lien entre ces deux Énigmes qui hantent l’Esprit des Esotéristes, Mythologues et autres Occultistes occidentaux depuis des générations. Comme les autres, malheureusement, je n’ai rien pu mettre au jour qui ait pu me permettre de les rattacher l’une à l’autre.

Cette reproduction de la carte de Piri Reiss est le seul résultat concret de mes observations sur le sujet. Et à chaque fois que j’ai l’occasion de franchir l’ouverture conduisant au vestibule, les souvenirs de mes spéculations remontent à la surface.

Ce n’est pas le seul élément décoratif de ce lieu. Un peu plus loin, se distinguent de nombreuses étagères. En fait, ces dernières occupent la majorité de l’espace des parois qui le composent. Y sont rangés une multitude d’ouvrages que j’ai rarement besoin de consulter. Parmi eux s’entassent des parchemins détaillant l’évolution de la Religion Bogomile au XIème siècle. C’était avant qu’elle ne quitte les Balkans, qu’elle s’installe dans le Sud de l’Italie, et qu’elle n’émigre au XIIème siècle dans le Languedoc. Les accompagnent une série de textes sur sa transformation en Tradition Cathare. Étrangement, parmi eux se distinguent des volumes – format poche – de la Comédie Humaine de Balzac. Je les ai dévorés il y a plusieurs mois avec voracité. Tous les soirs, dans mon lit, entre 23 heures et 2 heures du matin, avant d’éteindre ma lampe de chevet et de m’endormir pour quelques heures, ils m’ont accompagné. Ailleurs, c’est un livre de John Grisham – l’Idéaliste il me semble – qui est inséré entre des publications sur les Premières Croisades.

Ailleurs, dans un des angles de la pièce, sont disposés trois fauteuils en velours. A leurs pieds émerge une table basse sur laquelle sont dispersés fascicules sur l’architecture ou sur la zoologie. C’est là que s’installent mes invités. Ils patientent en admirant la carte de Piri Reiss. Éventuellement, ils peuvent jeter un œil en direction des étagères croulant sous les centaines d’opuscules. Ou encore, ils ont l’opportunité de regarder vers les deux lances byzantines entrecroisées du IXème siècle surplombant les sièges. A chaque fois qu’il est de passage, Félicien d’Egremont, l’un des plus importants antiquaires de la Place du Palais Royal, vient me voir. Il est toujours ébloui par celles-ci. Et s’il ne me demande pas de les lui vendre, c’est que ce jour là, il est trop préoccupé par d’autres acquisitions.

Il est exceptionnel que j’accepte que l’un de mes visiteurs s’aventure ailleurs que dans le vestibule. C’est là que je discute avec eux. Si nos conversations sont particulièrement longues, Elisandre nous prépare de quoi boire et de quoi nous nourrir. Il nous apporte un plateau rempli de victuailles et de vin de Bordeaux – j’ai un faible pour les Château-Margaux – afin que nous puissions nous sustenter. Puis, il se retire tout aussi discrètement. Sans un mot, sans un regard, il s’efface après avoir déposé nos repas devant nous. Et nous – mon convive et moi – pouvons dès lors poursuivre nos échanges jusqu’au bout de la nuit si nécessaire ; comme cela est déjà arrivé de temps en temps.

Je n’ai précédé qu’un seul de mes hôtes dans le couloir permettant de quitter ce vestibule. Il se nomme Aÿcart, et c’est un Frère avec lequel j’ai longtemps entretenu une correspondance soutenue ; même si celle-ci s’est effilochée à l’issue de l’entrevue ayant eu lieu il y a dix mois, et que je vais maintenant vous décrire.

Âgé d’une cinquantaine d’années, il mesure un mètre soixante-quinze. Il possède une tignasse couleur ailes de corbeaux avec des reflets argentés sur les cotés. Ses yeux noisette et sa bouche finement ciselée reflètent une intelligence hors du commun. Bedonnant, ses bras et ses jambes sont malgré tout bien charpentés. Et les doigts de ses mains sont aussi fins que les miens.

Spécialiste des dernières années d’existence de l’Ordre du Temple – entre la chute de Saint-Jean d’Acre en 1291 et l’arrestation de ses membres en 1307, Aÿcart vit à Strasbourg, mais se rend parfois à Paris pour s’enfermer à la Bibliothèque Nationale de France. Je ne parle pas de la nouvelle, mieux connue sous le nom de « Bibliothèque François Mitterrand » Il s’agit là d’un bâtiment sans âme, où les chercheurs ne sont que des anonymes, et dont la froideur des lieux fait fuir la plupart de ceux qui consacrent leur vie à l’étude. Non, je parle de l’ancienne Bibliothèque Nationale, rue de Richelieu. Là où les livres ont toujours été considérés comme des œuvres d’art dont il est essentiel de prendre le plus grand soin. Là où la lumière tamisée des lampes décorées d’arabesques créait une ambiance feutrée, nimbée de sérénité, que des néons ne peuvent diffuser. Là où l’odeur de vieux cuir, de poussière séculaire, de parchemin, se répand partout, sans qu’elle soit subitement remplacée par un air ventilé et aseptisé. Il est fréquent qu’au cours de nos dialogues sur Internet, Aÿcart me parle de cette époque où la « modernité » n’avait pas aussi bouleversé ce lieu dédié à la Connaissance.

Personnellement, je ne suis jamais allé ni dans l’une, ni dans l’autre de ces Bibliothèques. J’ai failli m’y rendre à plusieurs reprises. Mais, finalement, cela ne s’est pas produit. J’ai toujours réussi à me procurer les ouvrages dont j’ai besoin par mes propres moyens. Elisandre est toujours parvenu à dénicher un bouquiniste où il en restait un exemplaire. Grace à ma fortune, à mes relations, il m’a même été possible d’en rapatrier de l’étranger. Une fois, c’est un libraire de San-Francisco ayant eu vent que j’étais en quête de l’un des ultimes spécimens du fameux « Vermiis Occulta », a de sa propre initiative, fait le trajet jusqu’à Paris pour me le remettre en main propre ; contre la coquette somme de 300 000 dollars.

Aÿcart est donc un privilégié. Il y a près d’un an de cela, le jour où je lui ai montré la porte menant aux autres pièces, il n’y a pas cru. Il m’a fixé un instant, supposant que je me moquais de lui. Les yeux d’Elisandre, qui se tenait à mes cotés, ont failli sortir de leurs orbites. Lui qui est si prompt à réagir au moindre de mes gestes, n’a pas été capable de se mouvoir pendant quelques secondes.

Je l’ai alors précédé dans le long corridor coupant en deux l’appartement. Lorsque je m’y suis installé, avec l’autorisation de son ancien propriétaire – depuis vingt ans, il en a changé une demi-douzaine de fois -, je l’ai fait élargir. Tant pis se cela a rétréci les chambres qui y sont accolées.

De toute manière, comme Je l’en ai informé au cours de notre trajet en direction de mon bureau, à part celle que j’occupe, les autres chambres n’ont jamais logé personne. Elles sont pourvues de lits et de mobiliers destinés à recevoir des gens. Pourtant, ces derniers ne sont pas utilisés. Et de la poussière les recouvrirait certainement si Elisandre ne les préservait pas. Par ailleurs, ces chambres se ressemblent toutes, à quelques détails près : elles contiennent de grands lits à baldaquin comme il était d’usage chez les bourgeois jusqu’à la Belle Époque. Les montants de ceux-ci sont sculptés des armes des Montferrand.

A ce propos, je dirai ceci : les Montferrand sont des cousins que je n’ai rencontrés que peu de fois au cours de mon existence. La dernière, c’était alors que l’avais alors une vingtaine d’années environ, et je me suis demandé pourquoi à ce moment, Anthëus, dit « le Patriarche », et contre l’avis des nombreux membres de sa Famille, m’a fait don d’une partie de sa fortune. Après tout, c’était son droit. Mais ses « Enfants » m’en ont voulu toute leur vie. Ils ont essayé de faire casser son testament devant divers tribunaux. Ils ont à chaque fois été déboutés. Plus tard, j’ai appris que l’un de ceux-ci, une dénommée Luvinia, est devenue Sœur de la Fraternité. Inquiet, j’ai immédiatement imaginé que c’était un moyen pour eux de me poursuivre de leur vindicte. Et durant des mois, j’ai été sur le qui vive. J’ai été pris de panique à chaque fois que j’ai croisé quelqu’un que je ne connaissais pas dans les couloirs ou les salles d’étude du Sanctuaire.

Pourtant, je n’y ai pas eu l’occasion de croiser Luvinia. J’ai aussi essayé de me renseigner à son sujet. La plupart des personnes ont feint de ne pas savoir de qui je parlais. Je me suis bien rendu compte qu’ils me mentaient. Pour une raison que j’ignore encore aujourd’hui, ils m’ont dissimulé quel lien la rattachait à la Communauté. J’ai encore voulu retrouver sa trace au sein des registres de la Fraternité. J’ai lu les textes évoquant les Conclaves où elle aurait pu être conviée ; au moins, le jour de son intronisation en tant qu’Initiée. Mais je n’ai mis au jour aucune information qui aurait pu m’indiquer sa présence entre les murs du centre névralgique de notre Ordre. Au point que je me suis demandé si Quiloth – celui qui m’avait expliqué qu’il lui avait parlé un jour – ne m’avait pas induit en erreur.

Quiloth a beau avoir été un fourbe, il n’a jamais été un menteur. Je n’étais qu’un Novice à ce moment là. Quelle aurait été le but de sa manœuvre ? Quel bénéfice en aurait t-il tiré ? En tout état de cause, c’est l’unique fois où Luvinia à été au cœur de mes préoccupations. Et comme mon Esprit s’est vite retrouvé accaparé par le monceau de recherches dont mon Mentor me chargeait, elle s’en est échappée. En même temps, je dois l’avouer, le souvenir de cet épisode m’a maintes fois hanté. Et les questions relatives à cet héritage providentiel également.

Bien qu’âgé d’une vingtaine d’années quand cette fortune m’est tombée du Ciel, j’ai gardé la tète froide. D’autres l’auraient immédiatement dilapidé. Cela n’a pas été mon cas. En me la confiant, je suis convaincu que le Patriarche avait une idée précise de ce à quoi elle me servirait. Je l’ai de fait tout de suite investi une société immobilière. C’était juste au sortir de la Guerre et la France était en pleine reconstruction. Cela a été ma première bonne affaire ; j’en ai très vite retiré des gains substantiels. Lesquels m’ont donné l’occasion de faire mes preuves dans tout ce qui avait trait à la finance et à l’investissement à court et à long terme. Et ils ont engendré des bénéfices qui m’ont ouvert les portes d’un univers où j’ai pu, non seulement m’épanouir, mais aussi jongler avec l’argent des autres en plus du mien.

Aujourd’hui, les seuls vestiges de cet héritage sont les lits à baldaquins sur les montants desquels apparaît le blason des Montferrand. En fait, il s’agit là des seuls mobiliers accompagnants les centaines de milliers de francs que m’a légués le Patriarche. Je les ai toujours gardés, quel que soit le lieu où j’ai habité. Parfois, je les ai mis en dépôt dan un hangar prévu pour les objets de grande taille. C’était lorsque les studios où je logeais étaient trop exigus pour que je puisse les y disposer. Je songe notamment à l’époque où je vivais à Castle Hill, l’un des quartiers les plus dangereux de New-York dans les années 1950. Malgré tout, je les ai sauvegardés ; et aujourd’hui, comme je l’ai spécifié à Aÿcart devant la porte de l’une des chambres, ils sont les seuls vestiges visibles de mon appartenance lointaine à ce Clan dont l’origine se perd loin dans le passé.

J’ai encore expliqué à Aÿcart que les innombrables livres tapissant les murs de ces chambres sont les seuls trésors qui aient de la valeur à mes yeux. En fait, ce sont eux qui occupent la majorité de l’espace. A tel point qu’il m’arrive de demander à Elisandre de déplacer meubles, commodes et armoires qui y sont installés, afin d’en entasser de nouveaux. Celui-ci réfléchit donc à la manière dont il peut s’accommoder de cette tache. A chaque fois il pousse pourtant un soupir de désespoir. Ses yeux me fixent un instant, sondant mes intentions. Suis-je sérieux ? Cela peut-il attendre ou est-ce urgent ? Et quand je lui dis qu’une quarantaine de caisses d’ouvrages acquis récemment sont sur le point d’être livrés, il lève les bras au Ciel et me maudit : « Où vais-je encore pouvoir les entreposer ? ». Sa mauvaise humeur est pourtant de pure forme. Il trouve toujours une solution pour les y disposer de manière à ce que je puisse les atteindre. Et lorsque j’ai indiqué cette anecdote à Aÿcart, lui qui ne rit jamais, il s’en est amusé plusieurs minutes ; au grand dam d’Elisandre qui se tenait juste derrière lui.

J’ai alors avoué à mon invité que c’est pour cela que les différentes chambres de l’appartement se sont progressivement métamorphosées en bibliothèques. Les lits et autres meubles destinés au quotidien ne sont pas ensevelis sous les livres, les opuscules, les parchemins ou les textes que j’y accumule. Ce n’en n’est pas loin malgré tout. Mais des milliers d’ouvrages y sont entreposés. A tel point que les fenêtres qui les éclairaient autrefois ont été condamnés, et que des dizaines d’étagères les obstruent. Dans l’une, ce sont les récits des explorateurs du XVIème siècle qui les parsèment. Aux cotés des œuvres complètes de Jules Verne, j’ai aligné deux originaux rédigés de la propre main de Christophe Colomb au retour de son second voyage vers les Amériques. J’ai décoré un élément mural uniquement consacré au Manuscrit de Voynich. J’ai installé à ses cotés des feuillets montrant différents diagrammes censés ouvrir des « portes ». Ses ultimes Mots ne disent t-ils pas ceci : « Tu m’as aidé à franchir de nombreux Seuils. ».

Quand j’ai évoqué le nom cet ouvrage Mythique considéré comme perdu, le visage d’Aÿcart a pris un teint verdâtre : « Vous êtes… vous êtes sûr qu’il ne s’agit pas d’un faux ; que ce n’est pas une pale copie. Vous savez que la rumeur prétend que le dernier de ses exemplaires a été détruit dans l’incendie de la demeure du comte de Saint-Germain dans les années 1780 ; c’était un ou deux ans avant le début de la Révolution Française il me semble… 

– Oui, je suis au courant, ai-je rétorqué, progressant toujours plus avant dans le couloir. Mais je peux vous assurer que ce n’en n’est pas un. Je n’ai évidemment pas le droit de vous expliquer de quelle manière je me le suis procuré. Puis, de toute façon, ce serait une histoire trop longue à résumer en quelques mots…

– Incroyable, a marmonné Aÿcart. Comment est ce possible… ».

Je ne me suis pas étendu sur le sujet. Il y a des informations qui, lui comme moi le savons, ne doivent pas être dévoilées. Il en va parfois de notre vie. En tant que Frère, il a très bien compris que nous évoquions des Secrets susceptibles de nous mettre en danger tous les deux. Et je suppose d’ailleurs que, lui aussi, détiens des renseignements dans tel ou tel domaine qu’il lui est interdit de partager.

Puis, nous nous sommes éloignés. Afin de le distraire, je lui ai alors détaillé une autre des chambres inoccupées. Je lui ai dit que cette dernière protégeait surtout des traités occultes aisément disponibles par des Initiés tels que nous ; mais introuvables pour le commun des mortels. Il est vrai que les Frères et les Sœurs du Sanctuaire ont des réseaux leur permettant d’y accéder ou de les étudier. Ils ne sont pas les seuls, puisque Franc-maçon, Rosicruciens, ou Veilleurs de l’Apocalypse les arpentent également. J’ai parlé à Aÿcart du Gemma Magia, du Dei Occulta Philosophia, du Malleus Maleficarum, plus connu sous le nom de « Marteau des Sorcières, et traitant des Lamies, et autres Succubes et Incubes. Je lui ai également parlé du Rameau d’Or. Et nous avons devisé un instant sur la pertinence de ses conclusions, selon lesquelles Moïse aurait usé de Vocables rattachés à l’Art pour libérer les Hébreux d’Égypte. Aÿcart a soutenu que la seule possibilité pour ce Prophète d’avoir fendu la Mer Rouge en deux, et d’avoir ainsi protégé le Peuple d’Israël de la colère de Pharaon, ça a été de faire appel à l’Art. Je lui ai rétorqué que c’était plausible, mais que d’autres hypothèses l’étaient tout autant.

Au passage, Aÿcart a frôlé de ses doigts les étagères qui longent le couloir. Elles s’y étalent de loin en loin. Réparties de chaque coté, elles encadrent ses parois. Il n’y a qu’un seul endroit où elles n’y paraissent pas : là où le cadre montrant une peinture que j’ai moi même réalisée onze mois plus tôt. Représentant la place forte de Vannes à l’Automne 1342, s’y discernent Gautier de Mauny et Robert III d’Artois parés de leurs armures aux ciselures étincelantes et de leurs capes vermeilles. Il n’y a que leurs heaumes qui les différencient : l’un a coincé le sien sous son bras ; il est cabossé et le dragon aux yeux d’émeraude et aux écailles flamboyantes enroulé sur lui même est fendu en deux. Une de ses ailes n’existe plus. L’autre en est toujours harnaché ; il luit d’un éclat bleuté, et le loup rugissant qui le surplombe semble déterminé à déchiqueter l’imprudent passant à portée de ses crocs affûtés. Gautier de Mauny et Robert III d’Artois sont accompagnés de 10 000 hommes d’armes. Ils sont en train d’assiéger la citadelle. Sur les remparts de cette dernière apparaît Olivier IV de Clisson donnant des ordres aux défenseurs afin de se préparer à repousser les prochains assauts des assiégeants. Olivier de Clisson sait qu’ils seront portés le lendemain matin. Mais, pour l’instant, il ne fait que désigner les emplacements où ils doivent se tenir à ses fidèles. Au dessus d’eux, le ciel est ombrageux ; le crépuscule assombrit progressivement le firmament. Au loin, des nuages noirs s’amassent et des éclairs en surgissent ; ils s’abattent sur la forêt et les champs alentours. D’ailleurs, un incendie commence à se propager au cœur de l’un d’entre eux.

De leur coté, ni Gautier de Mauny ni Robert III d’Artois ne se préoccupent du feu qui s’étend en direction des hameaux alentours. Non, ce qui capte leur regard, ce sont les milliers de soldats campant devant trois des quatre murs d’enceinte. Des foyers illuminent leurs faces et leurs vêtements rouges et noirs défraîchis. Soudards, mercenaires, anciens brigands se pressent autour d’eux. Des fanions montrant les trois Lions dorés sur fond pourpre en lambeaux se dressent au sommet des collines surplombant leurs campements. Des lances, des boucliers, des épées s’amoncellent aux cotés des victuailles et des ribaudes attendant d’être consommées. Nombre de guerriers tuent le temps en aiguisant leurs lames, en jouant aux dés, en s’abreuvant de vin d’Arbois ou du Béarn. Ailleurs, des groupes se forment et fixent les parois rocailleuses de Vannes. Ils songent certainement que c’est la troisième fois depuis moins d’un an qu’ils essayent de faire plier cette cité afin de l’offrir aux Anglais. Ils sont impatients de voir William Montagu, le célèbre comte de Salisbury, les rejoindre. Il sera là dans quelques heures, ils en sont certains. Cette conviction se lit dans les yeux de Gautier de Mauny et de Robert III d’Artois.

Une effervescence incroyable règne partout. En haut des murailles, la fresque montre parfaitement le désarroi et l’inquiétude des partisans de Philippe VI de France. A ses pieds, elle restitue fidèlement la fierté et le contentement des affidés a d’Édouard III d’Angleterre. La peinture exhibe leurs figures se réjouissant déjà de la prise de la ville et du butin dont ils vont pouvoir s’emparer.

Je ne sais pas pourquoi j’ai reproduit cette fresque dantesque. D’habitude, lorsque j’ai des visions, j’en rédige un descriptif dans l’un des nombreux cahiers que je destine à celles-ci. Je suppose que, comme les autres, il s’agit de réminiscences d’épisodes de l’une de mes vies antérieures métamorphosées en cauchemars. Mais, pour quelle raison cette fois-ci, mes doigts ont été attirés vers un pinceau plutôt que vers une plume ? Je crois qu’il ne faut pas chercher à comprendre. Tout ce que je peux dire, c’est qu’Elisandre m’a avoué avoir ressenti un froid glacial en provenir. D’après ses affirmations, cela s’est produit près d’une demi-douzaine de fois : un blizzard polaire s’en serait subitement échappé ; il aurait envahi les deux ou trois mètres qui l’entouraient. Une sorte de sifflement lugubre se serait mêlé à l’appel d’air provoqué par ce changement brutal de température. Et il n’aurait duré qu’une ou deux secondes, avant que tout ne redevienne normal.

J’avoue qu’au début, je n’y ai pas cru. Je l’ai soupçonné de s’adonner à la boisson ou à la drogue. J’ai aussi pensé qu’il était malade et qu’il avait des hallucinations. Et j’ai appelé mon médecin traitant afin de lui faire subir une multitude d’analyses. Or, ces dernières ne révélant aucune particularité concernant son état mental ou physique, il a bien fallu que je me résolve à le croire. Malheureusement, je n’ai aucune explication à donner à ce phénomène.

En tout cas, le jour où j’ai conduit Aÿcart jusqu’à mon bureau, il ne s’est rien passé de particulier. Mon invité n’a même pas jeté un œil en direction de la fresque. Elisandre, lui, l’a jaugé de loin, s’attendant à ce qu’un ectoplasme bondisse sur Aÿcart ou sur lui. J’ai remarqué que des gouttes de sueur perlaient de son front à l’instant où nous avons circulé devant. Je suppose qu’il s’est attendu à ce que mon hôte y devine l’existence de formes draconiques spectrales. Or, cela n’a pas été le cas.

Aÿcart a été davantage attiré par les lignées d’étagères s’en éloignant. Des yeux, il a déchiffré les titres des ouvrages qui y étaient rangés. Il a été étonné de voir qu’il ne s’agissait pas des livres consacrés à l’Ésotérisme ou à l’Occultisme. C’est vrai que sur ces dernières, j’entasse les romans dont je me délecte entre vingt-trois heures et deux heures du matin, comme je l’ai déjà spécifié. Ils m’aident à m’endormir paisiblement. Ils me permettent d’évacuer la tension accumulée. Ils me font oublier mes manuscrits aux récits, certes captivants, mais exigeants. Ma concentration doit être extrême lorsque je les étudie. Alors, quand je me couche, avant d’éteindre pour me plonger dans un sommeil profond et peuplé de songes tourmentés, je me réfugie environ trois heures dans des textes divertissants.

Aÿcart a été surpris de mon gout pour cette sorte de littérature. Lui, n’a pas de penchant pour tout ce qui a trait à l’imaginaire. Depuis que nous correspondons ensemble, j’ai appris à le connaître ; à discerner sa personnalité. Il est trop sérieux pour trouver du plaisir dans autre chose que ses recherches. Cela ne l’a malgré tout pas empêché de parcourir les titres de certains d’entre eux.

Stephen King est un de mes auteurs favoris, je dois bien l’avouer. Le Fléau est pour moi l’un de ses chefs-d’œuvre ; un monument mêlant fantastique, terreur et post-Apocalypse. Un aperçu de ce qui pourrait bien advenir de l’Humanité si elle continue à jouer avec une Nature qui la dépasse. J’aime aussi John Grisham et ses thrillers juridiques. Je les ai tous dévorés les uns après les autres. Dans un autre style, Anne Rice et ses sagas consacrées aux sorcières et aux vampires m’ont enthousiasmé. Notre-Dame de Paris ou les Misérables, pour revenir aux classiques, sont incomparables. Victor Hugo, écrivain prolifique s’il en est, est un conteur né ; de même qu’Alexandre Dumas et ses Trois Mousquetaires ou son Comte de Monte-Cristo. Que dire alors de Robert E. Howard au début du XXème siècle, ou de H.P. Lovecraft qui ont inspiré les plus grands de notre époque. Lovecraft, à lui seul, a forgé un univers incroyable, d’une originalité n’ayant aucun équivalent. Sans négliger le plus important d’entre eux certainement : J.R.R. Tolkien et sa célèbre trilogie du Seigneur des Anneaux. Pour moi, c’est l’un des créateurs les plus inventifs, lorsqu’on sait qu’il a élaboré un monde cohérent, unique, inspiré par les plus importantes mythologies européennes – Celte, Germanique, Slave, etc. – pour donner corps à celui-ci. J’ai une admiration sans bornes pour lui.

Douglas Preston et Lincoln Child sont plaisants. Les aventures de Pendergast, leur héros récurent me font penser à celles de Sherlock Holmes. Bien entendu, les péripéties du personnage de Sir Arthur Conan Doyle ne m’ont pas échappées. Comme celles d’Hercule Poirot ou de Miss Marple en ce qui concerne ceux d’Agatha Christie. Ce sont des auteurs comme eux qui donnent leurs lettres de noblesse aux péripéties policières dont leurs ouvrages sont remplis.

Il n’y a pas très longtemps, je me suis penché sur les textes d’écrivains dont je n’avais jamais entendu parler jusqu’alors. Je suis curieux, et toujours à l’affût de nouveautés susceptibles d’enrichir mon Ame ; capables de susciter un bonheur dont je ne suis que très rarement le sujet. Les livres sont pour moi source de joie infinie difficilement descriptible. Je sais jongler avec les mots, je les manie à longueur de journée. Mais les émotions suscitées par ces derniers quand ils m’ouvrent les portes vers des imaginaires fabriqués par d’autres me paralysent. Lorsque je les parcours frénétiquement, je ne peux que m’extasier. Ils me permettent de franchir les murs de mon appartement sans que quiconque ne puisse perturber ce calme et cette sérénité dont j’ai tellement besoin. Ils me conduisent en des lieux auxquels je n’aurai jamais accès. Comment être insensible aux charmes d’enchanteresses telles que Médée ou Circée ? Comment ne pas désirer partager quelques instants aux cotés d’Aragorn ou de Frodon ? Comment ne pas trembler face aux dangers rencontrés par Tanis, Raistlin ou Rivebise, les héros de la Guerre de la Lance ? Car, personnellement, les personnages de Dragonlance et nés sous la plume Margaret Weiss et Tracy Hickman m’ont fait vibrer comme rarement. J’ai relu plusieurs fois les nombreux volumes de ce récit ; ils m’ont toujours captivé.

Parmi les auteurs que j’ai récemment découverts, il y a William Lashner, un des auteurs de thrillers juridiques les plus talentueux de ces dernières années. Il y a aussi Donna Tart et son Maître des Illusions. Jean M. Auel et son héroïne Ayla, m’ont surpris, et j’ai suivi leurs passions et leurs tourments avec ferveur. C’était la première fois que j’abordais un roman se déroulant à l’aube de l’ultime Ère Glaciaire que notre planète a connu. J’ai disséqué cette période au cours de mes recherches sur les racines de la Civilisation ; sur la façon dont elle s’est bâtie ; sur les Mythes que ces Temps reculés ont engendrés. Mais je n’avais lu d’ouvrages vulgarisateurs autant documentés, en plus d’être passionnants. Il y a encore Richard North Patterson ou Guillaume Musso, dont les intrigues abordent des thèmes tels que les violences conjugales, la maltraitance d’enfants, ou l’abandon, avec virtuosité.

Je n’ai jamais été le témoin de tels comportements de la part de mes proches. Ni mon père, ni ma mère, n’ont été brutaux envers moi. Ni l’un ni l’autre ne m’a battu, ne m’a humilié, ni même crié dessus. Jusqu’à ce qu’il décède au cours de la débâcle de Juin 1940, mon père a été quelqu’un de doux, de tendre, et d’affectueux ; que ce soit envers Sidonie, envers Benjamin, envers Samuel, ou envers moi. Ma mère, de son coté, a toujours été à notre écoute, patiente, volontaire. Je n’ai pas rencontré une personne au cours de mon existence qui m’ait autant aimé. Par contre, ces récits évoquant l’Enfer subi par certains couples m’ont renvoyé à d’autres épisodes de ma vie qui, après les avoir quittés, m’ont traumatisé. J’aurai peut-être l’occasion de revenir sur ces événements…

En tout état de cause, ces livres ont parlé à mon cœur, d’une certaine façon. Comme chacun de ceux dont j’ai parcouru les pages. Chacun, à leur manière, m’ont apporté quelque chose que la Réalité quotidienne – de celle que vivent les millions d’individus enchaînés à elle – n’a pas pu m’offrir. Lorsque j’étais jeune adulte, c’est en me plongeant dans les méandres de la finance internationale et des affaires, que j’ai réussi à surmonter mes propres démons. Et au sortir de la Guerre, ils m’ont permis de vaincre ma peur du lendemain.

Comme je l’ai déjà spécifié, je ne le regrette pas. C’était une autre époque, j’avais d’autres rêves, d’autres ambitions. Pourtant, ces meurtrissures n’ont jamais complètement disparu. Les tourments qui me hantent depuis, et que je m’apprête à détailler ici en sont la preuve. Je n’entreprendrai pas la rédaction de cette Chronique si je les avais enterrées. Et il arrive parfois, depuis que j’ai été admis au sein de la Fraternité, que des ouvrages me remémorent les souffrances qui ont jalonné mon parcours. Ce n’est pas parce que je suis aujourd’hui un Adepte de l’Art qu’elles se sont effacées. Ce n’est pas parce que je ne suis plus qu’un vieillard que je les aie oubliées.

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Anne Cailloux
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9 août 2017 0 h 20 min

Vous êtes un siècle à vous tout seul . Vous avez assurément des œuvres que l’on aimerai juste voir, non pas toucher mais voir une fois dans sa vie..