154. Richard Taillefer – “Visite du lundi”

Visite du lundi

Traverser le hall d’entrée est toujours un handicap. Je viens la retrouver. Je la retrouve tous les lundis à 16 heures, dans sa chambre de quarantaine. La veille, au téléphone, elle m’a rappelé, comme si toute sa vie en dépendait, de ne pas oublier ses trois paquets de Philip Morris. J’ai la peur au ventre. J’ai mal de son mal être. On emporte tous ses remords avec soi. J’aurai dû, je n’ai pas su … Combien de tonnes d’amour à revendre jamais données. Ensemble, on rêvait, vers des îles bien fraîches. Attablés elle et moi, à la terrasse du grand café de la gare, le nez dans la mousse d’un tango panaché. Elle riait ! Je la regardais d’un petit air narquois et sous entendu. Chaque porte qui me sépare encore d’elle, est un code à déchiffrer. Passage obligé qui me conduit vers ce labyrinthe où l’on claquemure la folie des hommes. Je m’avance lentement, à tout petit pas insoutenables, le long de ce couloir interminable et sombre, comme une petite mort sans fin. Je pourrais me disperser, prendre la fuite salutaire. Retrouver les étoiles du dehors, allongé sous un platane centenaire. Je me souviens, de ses yeux immenses, comme on en voit dans les films. Je t’aime, tu sais. J’arrive enfin, à la salle commune, là où somnolent une éternelle plante verte désarticulée et quelques patients, shootés aux amphétamines, en rupture d’un jeu de mikado infernal. On entend, vaguement, des cris en dents de scie, dans leur quête avortée d’évasion. Je serais tenté d’allumer d’énormes feux de détresse, de faire barrage de mon corps à ces officieux pilleurs d’âmes. J’imagine que dans un bref instant de lucidité, nous pourrions fuir sur un tapis volant. Jouer à pigeon-vole et refuser de répondre à cette question sans réponse.

« Souffrir n’est pas manquer d’encre »

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