Je n’ai pas connu la ville avant d’entrer en sixième dans un lycée noir, vieux et sale, maintenant une discipline excessive pour les internes mal nourris de surcroît. Auparavant, je vivais à la campagne dans une petite ville minière de montagne divisée en trois cités… Dieu, que la nature y était belle, verte l’été, blanche l’hiver – mais « c’était hier, c’est loin déjà. »
Il y avait d’abord des prés à vaches et, derrière, des champs couverts de genêts d’or et de bruyère pourpre. Plus loin s’étendait une profonde vallée dont un versant était boisé de feuillus alors qu’une vaste sapinière au pelage plus sombre couvrait l’autre côté ; la longue pente boisée, c’était notre domaine. Avec deux copains, nous y passions nos après-midi de vacances d’été. Nous construisions des cabanes dans tous les coins propices. Nous faisions des barrages sur les ruisseaux qui, purs, mouchetés de larmes de soleil, cascadaient vers la Dordogne qui coulait lente puis vive au creux de la vallée, et l’on s’y baignait au mois d’août. Nous grimpions aux arbres le plus haut possible excités par le risque. Nous taillions avec des canifs des branches d’arbustes pour en faire des arcs, des flèches, des lances, des épées, et nous nous livrions à des tournois avec une bande d’un quartier voisin les yeux protégés par des lunettes de soleil de pacotille… Dieu, que ces jours-là étaient agréables – mais « c’était hier, c’est loin déjà. »
À la remontée des violettes, à la saison du renouveau, ma mère me demandait quelquefois d’accompagner ma sœur et une petite voisine à la recherche de ces fleurs des champs qu’elle aimait beaucoup : d’abord les jonquilles, puis les anémones bleu ciel, roses et rouges, enfin les campanules du mois de mai aux ravissantes fleurs mauves. J’étais, je l’avoue assez fier de ce rôle de ce guide responsable, un mentor de dix ans en fait plus turbulent que sage… Après le goûter champêtre, tartines de fromage, carrés de chocolat et limonade achetée à une succursale de L’Économat avec quelques pièces des tirelires, nous cueillions les mûres dans les haies pour les avaler jusqu’en avoir la bouche presque noire… Dieu, que c’était bon – mais « c’était hier, c’est loin déjà. »
Quand venait l’hiver, la neige tombait à gros flocons. Il fallait, pour se rendre à l’école, pour aller chercher le pain et faire d’autres courses, creuser des chemins dans les couches de neige d’un mètre et plus. Dehors volaient les boules de neige, glissaient quelques luges, se dressaient les bonshommes au nez vermillon tenant un balai devant de bien maladroits igloos. À la maison, tandis que ronflait la cuisinière à charbon, une fois les devoirs terminés, ma mère nous lisait des contes. Je lisais moi-même déjà beaucoup : entre autres, L’Île au trésor me fascinait. (J’aimais les aventuriers plus que les soldats de plomb et les Pieds Nickelés plus que Bibi Fricotin.) À la Noël, j’avais eu deux ans auparavant un jeu de construction avec des cubes et, cette année-là, un bateau pirate à monter avec des sortes de « Play Mobil” (ce terme n’existait pas encore) en bois, des « légos » sans doute. Le soir, j’écoutais le gros poste « Manufrance“ perché sur la commode où, à 21 heures, « Paris-Inter » proposait des feuilletons ou des pièces radiophoniques : je me souviens du Mystère de la chambre jaune et du Fantôme de l’Opéra dont ma mère interrompit la diffusion la trouvant angoissante. Mon père, lorsqu’il ne travaillait pas (les 3X8), nous chantait les chansons de sa jeunesse, un répertoire que dominait Tino Rossi… Dieu que ce temps-là était doux – mais « c’était hier, c’est loin déjà. »
superbe récit d’une époque encore si présente dans nos coeurs.
Merci sincèrement Guy pour ce moment si agréable que je viens de passer à vous lire et à me rappeler moi aussi, des jours d’avant où il faisait si bon vivre…